- Après avoir révélé les coûts environnementaux de la transition énergétique et numérique dans La Guerre des métaux rares, Guillaume Pitron s’attaque dans ce nouveau livre à l’infrastructure du numérique et son rôle dans la crise environnementale.
- Pendant deux ans, Guillaume Pitron a enquêté et voyagé aux quatre coins du monde. Aujourd’hui, il peut le dire, non seulement le virtuel a un coût, mais aussi un poids écologique et une matérialité.
- « Comment les données numériques pèsent-elles sur l’environnement ? » et « Quel est le bilan carbone du numérique ? » sont deux questions auxquelles le journaliste tente de répondre dans cette enquête.
Quel est le coût écologique de notre activité numérique ? Telle est la principale question à laquelle répond Guillaume Pitron dans sa nouvelle enquête L’enfer numérique, voyage au bout d’un like (Les Liens qui libèrent) paru ce mercredi. Le journaliste s’est fait connaître en 2018 grâce à La Guerre des métaux rares, une enquête qui démonte les beaux discours sur la
transition énergétique et numérique. Dans ce nouvel opus, il s’attaque à l’infrastructure invisible qui régit nos vies numériques et qui n’a rien d’écologique.
Data centers, intelligence artificielle, robots, cloud, tout y passe. Le monde dématérialisé représente près de 4 % des émissions de CO2 de la planète. Derrière ces chiffres, une réalité dure à avaler : la
génération climat, dopée aux outils numériques, sera une des principales actrices du « doublement annoncé à l’horizon 2025 de la consommation d’électricité du secteur numérique ainsi que de ses rejets de gaz à effet de serre ». Guillaume Pitron revient avec 20 Minutes sur deux ans d’enquête qui l’ont mené aux quatre coins du monde.
Comment passe-t-on des terres rares, le sujet de votre précédent livre, à l’univers du numérique et ses conséquences écologiques ?
Il s’agit d’un sujet environnemental. La Guerre des métaux rares ouvrait une fenêtre sur cette enquête, j’évoquais sur trois pages la question des réseaux, des data centers, tout en me concentrant plutôt sur les technologies vertes. Comme beaucoup de monde, j’avais lu quelques articles sur le coût écologique d’un mail. En fait, le sujet était beaucoup plus large que ce que je croyais et derrière ces quelques chiffres connus, j’ai découvert un monde incroyable, fait de data centers, de câbles sous-marins… J’étais très étonné de voir à quel point ce sujet dépasse tout ce que je pouvais imaginer et la façon assez convenue de le traiter jusqu’à maintenant.
Votre livre s’attaque à une question sur laquelle il est très difficile de recueillir des informations fiables, à savoir le véritable impact écologique de nos usages numériques et des Gafa. Pourquoi est-il si difficile de récupérer des données sur le sujet ?
Quand on plonge dans la question des enjeux écologiques du numérique, c’est le royaume de la langue de bois, du greenwashing et des faux-semblants. On parle de machine learning, d’intelligence artificielle, de data mining [analyse des données] et personne ne connaît le coût écologique d’un like. Encore aujourd’hui, tout le monde s’arrache les cheveux sur le coût d’un mail. En fait, personne ne sait. Ce qui souligne notre propension à ne pas vouloir savoir. Et beaucoup de chiffres sont souvent produits par l’industrie elle-même. Il faut évidemment s’en méfier mais elle est la seule à les détenir.
D’ailleurs, vous expliquez bien que l’idée d’impact carbone neutre, vendue par les Gafa, ne repose pas sur grand-chose…
Soyons francs, un data center vert n’existe pas. L’industrie est terrorisée par la réputation qu’elle laisse derrière elle. Elle est consciente que ça devient un vrai sujet. Et il n’est pas question de laisser un récit s’installer selon lequel elle aggraverait le réchauffement climatique plus qu’elle ne le combat. Le sujet est apparu en 2012 lorsque
Greenpeace a affiché une bannière devant le siège social
d’Amazon à Seattle sur laquelle était écrit : « Il est propre votre nuage ? » [
How clean is your cloud ?]. Il faut réagir et vendre un récit. On est dans un théâtre de l’écologie, un théâtre du vert. Ça ne veut pas dire que l’efficacité des data centers ne s’améliore pas au fur et à mesure mais attention aux illusions.
A vous lire, on a l’impression que toutes les portes qu’on essaye d’ouvrir pour répondre à la crise environnementale se referment inévitablement sur nous… Est-ce aussi votre avis ?
La technologie fait des prouesses. Le génie humain est capable de trouver des solutions technologiques à tous les problèmes. Aujourd’hui, on fait des data centers de plus en plus efficaces, avec des câbles sous-marins qui ne polluent quasiment pas. Mais tout cela est en permanence dépassé par ce qu’on appelle l’effet rebond. Une nouvelle technologie crée de nouveaux besoins qui sont tels que la solution technologique ne permet plus de compenser les effets écologiques. Par exemple, on dit que le mail économise une voiture, celle du facteur. Mais en réalité, on n’a jamais vu autant de livreurs à Paris qu’aujourd’hui. Il y a moins de lettres mais toujours plus de colis, car les plateformes numériques comme Amazon, Deliveroo ont créé de nouvelles habitudes de consommation. Le numérique ne se substitut pas à la vie, il s’additionne à la vie.
Dans votre enquête, vous mettez en lumière une réalité qui fait l’effet d’une claque. « La « génération climat » sera l’un des principaux acteurs de la crise environnementale qui s’annonce alors même qu’elle est aussi la plus sensible à cette crise. Pouvez-vous expliquer cette idée ?
J’ai voulu souligner cet énorme paradoxe qui ruisselait de toutes les interviews. Les jeunes de cette génération consomment comme des dingues ces produits numériques. En moyenne, un jeune de 18 à 25 ans en France en est à son sixième téléphone portable. Ce chiffre me reste en travers de la gorge. Les interfaces, c’est quasiment la moitié de la pollution numérique, il suffirait de les garder deux fois plus longtemps pour réduire considérablement notre empreinte, sans compter la consommation de données qui a les impacts qu’on connaît. Le plus important sur Internet, c’est la pollution indirecte. Les jeunes sont face à un outil qui en fait des dieux et en même temps réclamerait beaucoup de sagesse. Comment vont-ils utiliser cette technologie demain ? Vont-ils résister aux radiations de ce soleil synthétique ou au contraire vont-ils en faire un outil au service de l’aggravation de cet impact environnemental ? La génération Greta est face à ses contradictions.
En somme, il n’y a pas d’autre solution que la sobriété ?
La porte de sortie est dans une réponse beaucoup plus radicale à notre façon de consommer et s’il y a une chose à laquelle nous ne sommes pas prêts, c’est précisément de remettre en cause notre manière de consommer Internet. C’est une réflexion qui aboutit à des solutions liberticides. Changer nos modes de consommation sur Internet, c’est remettre en cause la philosophie libertaire du réseau. S’interroger là-dessus, c’est ce que j’appelle un gouvernement vert sombre. La Chine vient d’annoncer qu’elle interdisait aux adolescents de jouer aux jeux vidéo plus de trois heures par semaine. Il n’y a qu’en Chine qu’on peut faire un truc pareil.
Vous prenez l’exemple des trottinettes partagées pour expliquer pourquoi on produit autant de données. Pourquoi ?
Quand vous montez sur une trottinette, vous montez sur un objet qui capte compulsivement vos données. Elle s’insère dans le Mobility as a Service (MaaS), une offre de mobilité intégrée. C’est le Graal des acteurs du monde de la mobilité dont l’objectif est de proposer des offres numériques tout-en-un, donnant accès à l’ensemble des moyens de transport dans une seule application. De la trottinette au métro, en passant par le taxi, le vélo, le scooter, en accès partagé pour pouvoir vous emmener d’un point A à un point B. Mais l’ensemble de ces informations dessinent une géographie de votre façon de vous déplacer. Aujourd’hui, les données c’est l’or noir, et l’algorithme c’est le moteur qui fait tourner les données. L’ensemble de l’industrie fonctionne sur un système de ponction maximum de données parce que la donnée, c’est la connaissance de tout, et demain, peut-être, la surveillance. Une manière de freiner ce problème, c’est de remettre du payant. La valeur de vos données est colossale par rapport aux quelques euros que vous croyez économiser avec un numérique gratuit. L’industrie a de toute façon besoin de capter un maximum de données pour suivre son grand dessein, celui d’une intelligence artificielle forte.
Pourquoi a-t-on tant de mal à se rendre compte de l’impact du numérique sur la planète ?
Je crois à une écologie des sens. Comment s’attaquer à ce problème si on ne sent pas Internet, si on ne touche pas Internet, si on ne goutte pas Internet, si on ne voit pas Internet ? Il faut littéralement se confronter physiquement à l’infrastructure. Il y a une question d’éducation qui est importante. A titre personnel, j’ai vu l’infrastructure, je l’ai sentie, elle a un goût, elle a une odeur. J’ai goûté les deux câbles que j’ai vu sortir du ventre d’un cargo au Portugal. Ils sortaient de l’eau et ils étaient salés. J’ai souvent pensé à cette odeur de beurre rance dans les mines de graphite au nord de la Chine. Le graphite étant la matière première qui compose principalement nos batteries de téléphone portable. Et l’entrée dans Internet, c’est notre téléphone. Comment est-ce qu’on peut agir si on est désensibilisés ?
Quelles sont les solutions que vous voyez pour le futur ?
C’est fou l’impact positif qu’on peut avoir en gardant notre téléphone deux ou trois fois plus longtemps. Les téléphones sont toujours plus efficaces, ils captent toujours plus de données. Ce tout petit objet est tellement trompeur et dangereux. Il donne une belle image d’Internet, l’image d’une infrastructure simple, alors que c’est une infrastructure infiniment complexe et sale. Garder le téléphone portable le plus longtemps possible, le réutiliser, le revendre et en racheter d’occasion… Il y a aussi une écologie des données : comment peut-on moins consommer de données ? Très vite ces questions doivent être portées de façon politique et collective.
Comment voyez-vous le futur ?
Je n’ai pas de boule de cristal. Il y a autant de façons de voir le futur qu’il y a de personnes qui travaillent sur le futur d’Internet. Ceux qui croient que la technologie sera la solution au problème qu’elle a créé. C’est en partie vrai : l’optimisation grâce au numérique, la recherche sur des nouveaux modes de stockage et d’électricité, l’économie circulaire… Et puis, il y a toute une frange qui, au nom des objectifs d’un numérique plus sobre, pense qu’il faut avoir une mentalité de fablab et de makers, être dans la bricole. Au milieu de tout ça, vous avez les People planet and profit, qui portent l’accélération du numérique tout en essayant de contre balancer les effets qu’elle génère par une forte fiscalité. Enfin, vous avez l’idée d’un espace plus fermé. Les Chinois le font, non pas pour des raisons écologiques, mais pour des questions de sécurité nationale et de modèle de développement. Je pense qu’Internet sera un mélange de tout ça à la fois et de façon non exclusive.
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