Témoignages. – Pendant qu’ils sont sur leurs bases ou en opération, leurs compagnes apprennent à vivre seules. Dans l’attente et dans la crainte, il faut se battre pour être en couple avec un militaire. À l’occasion du 11 Novembre, retour sur la vie de ces femmes, rythmée entre gestion du manque, angoisse de la mort et charge mentale.
«Les militaires trompent leur femme, ne sont jamais là et passent leur temps à prendre des risques….» Voilà, à peu de choses près, ce que Lili imaginait de l’armée il y a quelques années. «Pour moi, ils étaient ceux qui font la guerre, je n’avais pas plus d’informations», confie la jeune femme de 24 ans qui vit en région parisienne. Il y a encore deux ans, cette assistante de formation n’avait jamais côtoyé de militaire et ignorait tout de la vie en uniforme. Alors quand son compagnon, salarié dans la vente, lui annonce après deux ans de relation qu’il veut s’engager dans l’armée de Terre, «c’est un choc». Lili songe d’abord à rompre.
«Il m’a parlé des départs possibles : un ou deux mois pour l’opération Sentinelle, quatre mois en opex (pour «opération extérieure», NDLR), se souvient la jeune femme. Je ne me voyais pas faire ma vie avec quelqu’un qui ne soit pas à la maison tous les jours.» Elle décide finalement de tenter le coup, de «peur d’avoir des regrets». Deux ans plus tard, Lili apprend peu à peu à laisser son compagnon partir. Il est actuellement déployé au Moyen-Orient, et s’apprête à rentrer après quatre mois d’absence.
« Chaque départ est différent »
En 2018, 70% des plus de 200.000 effectifs de l’armée française étaient en couple, tous types d’unions confondus, d’après les chiffres du ministère. Les militaires, quel que ce soit leur grade ou leur poste, sont régulièrement envoyés en mission en France ou à l’étranger. En 2018, plus de 30.000 hommes et femmes ont été déployés en opération, quelle qu’elle soit. «Même si la majorité partent en opex, en opint (opération intérieure, comme l’opération Sentinelle, NDLR) ou en missions en Guyane, par exemple, ce serait réducteur de ne penser qu’à eux, rappelle Florence Lendroit, présidente de l’Association nationale des femmes de militaires (Anfem). Il y a aussi les corps spécialisés, la logistique… Toute la communauté de défense est susceptible de partir en mission, au sens large.»
Claire a connu «trois opex en trois ans de relation, une par an». Le conjoint de cette assistante chef de produit textile, actuellement déployé en Afrique, part pour des missions de quatre mois. Des séparations difficiles auxquelles le couple se prépare comme il peut. «Chaque départ est différent, on essaie d’en discuter ensemble longtemps à l’avance, puis on laisse passer le temps pour profiter au maximum l’un de l’autre», explique la jeune femme. Clémence, une étudiante de 20 ans en couple depuis quatre ans avec un marin, a la même stratégie. Avant un départ, elle et son compagnon essaient «de passer au moins une semaine rien que tous les deux», le plus souvent là où il vit. Des moments précieux qui ne suffisent pas à atténuer la douleur de la séparation pour ce couple fusionnel. «Le premier départ a été un calvaire, on était en larmes, se souvient Clémence. Pendant une semaine, je pleurais dès que j’ouvrais la bouche.» À la longue, la jeune femme a appris à maîtriser ses émotions. «Je sais que me voir pleurer le fait culpabiliser, alors il faut être forte, garder ses sentiments pour soi et attendre qu’il ne me voie plus pour flancher.»
Partager ses angoisses
«Être en couple avec un militaire est un travail d’équipe, sans ça on n’avance pas», assure Lili. Son compagnon rentre bientôt de sa toute première opex. Avant de partir, il a répondu patiemment à toutes les questions de sa compagne. «Est-ce qu’il pensera à moi ? Est-ce que notre relation va changer ?, l’interroge Lili avant son départ. Je lui posais même les questions les plus bêtes, j’avais besoin d’être rassurée.» Un effort constant et à double sens : la veille du départ, le compagnon de Lili est pris d’angoisse pour la première fois. «C’est alors moi qui l’ai réconforté. Finalement, ça a été un soutien mutuel et c’est ce qui compte», estime Lili.
«Ce dialogue, essentiel, doit être permanent et ne peut pas se tenir à la dernière minute, assure la psychothérapeute et thérapeute de couple Violaine Gelly. L’angoisse est là, mais on la connaît, donc l’on peut entendre les peurs et la solitude de l’autre.» À condition, pour les femmes de militaires, de s’écouter soi-même. Avant le dernier départ de son compagnon, Claire était décidée à «faire la femme forte». Mais «lors d’une soirée avec sa famille, quand son frère énumérait tout ce qu’il n’allait pas pouvoir faire avec mon conjoint, je suis partie dans la cuisine et j’ai craqué. J’avais sûrement accumulé beaucoup de pression, ajoutée au stress du départ qui arrivait deux jours plus tard».
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Tromper la solitude à coups d’emojis
Il y a les soirées et les nuits en solitaire, les week-ends entre amis pour que le temps passe plus vite. Qu’elles travaillent ou non, les femmes de militaires ont de longues heures à combler. «On ne s’y fait jamais, on fait avec», lâche Claire, qui vit «très mal» les absences de son compagnon. «La première opex était compliquée, je ne sortais pas de ma chambre le soir de peur de rater son appel», se souvient-elle. D’autres femmes mieux armées acceptent la solitude. C’est le cas de Garance, elle-même fille de militaire habituée à voir sa mère élever seule ses six enfants. Pour elle, être la femme d’un militaire, c’est surtout être autonome, indépendante et souple face aux absences de son conjoint. «Si on attend son aide ou sa présence à tel ou tel moment important, on ne s’en sort pas.»
Pour maintenir un lien intime, les couples n’ont que leur téléphone. Alors il faut soigner la communication. «On s’est donnés des codes par emojis pour pouvoir gérer le manque, explique Lili. Si j’envoie une tablette de chocolat, ça veut dire que j’ai besoin d’être rassurée ou réconfortée, et lui m’envoie un message.» «C’est exactement ce qu’il faut faire, commente la psychothérapeute Violaine Gelly. Il est essentiel que chacun sache ce que l’autre traverse et ce qu’il ressent. S’il était là, il le saurait par langage non verbal. En son absence, il faut apprendre à le dire, sinon, ça va créer de la distance dans le lien, et il arrive un moment où la distance n’est plus rattrapable.» Mais l’équilibre peut être difficile à trouver lorsqu’il faut «que chacun puisse exprimer ses besoins, sans que ce soit des contraintes pour l’autre», souligne la sexologue Claire Alquier.
C’est lorsque les militaires sont injoignables que les choses se corsent, et que l’angoisse émerge. Sur son bateau, le compagnon de Clémence n’a qu’un accès limité au téléphone. «On ne sait pas où ils sont, comment ils vont, on ne sait rien du tout, soupire la jeune femme. C’est assez angoissant.» Il arrive au compagnon de Claire, déployé en Afrique, d’être sur le terrain pendant deux ou trois semaines sans téléphone. «Les drames récents (la mort de deux soldats français au Burkina Faso, NDLR) ont eu lieu pendant une de ses missions, et j’étais terrifiée à l’idée que ça puisse être lui», confie Claire. Un «vécu violent», pour la sexologue Claire Alquier, qui explique que «l’angoisse liée aux risques est alimentée par la distance». D’où l’importance, pour les femmes de militaires, de «savoir à quoi s’en tenir» quant aux activités exactes de leur conjoint.
11% de militaires en « célibat géographique »
Projetées dans la communauté de la défense avec leur mari ou leur compagnon sitôt qu’il revêt l’uniforme, les femmes de militaires se lancent dans une relation faite d’autant de moments de solitude que d’instants à deux. Pour Garance, ça a commencé avant même son mariage, il y a six ans. Son conjoint, déployé en Guyane, voit sa date de retour repoussée. «Il est rentré quatre jours avant le mariage, et on ne s’était pas appelés depuis un mois», se souvient la jeune femme. Garance reconnaît à peine son compagnon lorsqu’elle va le chercher, quelques jours seulement avant de l’épouser devant leurs 300 invités. «Le curé nous avait prévenus qu’une fois devant l’autel, on aurait envie de dire non», se souvient-elle. Après le mariage, la jeune femme alors âgée de 23 ans quitte Paris pour le village de 700 habitants où est basé son mari. Lequel s’en va quinze jours après l’arrivée de Garance. «Je me suis construite toute seule, il a fallu un peu de temps pour me trouver un travail, faire des travaux dans la maison, me faire des amis, raconte-t-elle. Lui ne faisait que des sauts de mouche à la maison, pour de courts séjours.»
Pour Lili, il était «hors de question» de déménager près du régiment de son compagnon, situé à quelques heures de chez elle. «Il rentre les week-ends et lors de ses permissions, et pour l’instant ce rythme-là nous convient», explique la jeune femme. D’autres subissent l’éloignement, comme Clémence : son salaire d’apprentie ne suffit pas à payer un loyer. Son compagnon, qui s’est engagé dans la marine nationale après le début de leur relation, est basé à 500 km de chez elle. Forcément, le jeune couple se voit peu. Entre les missions longues, les sorties en mer hebdomadaires et les quarts, ou permanences de week-end, Clémence a passé neuf mois sans son compagnon l’an dernier. Une vie «absolument pas envisageable» il y a quelques années, mais avec laquelle elle doit désormais composer. Comme elle, 11% des militaires français et de leurs conjoints vivent ce «célibat géographique», toujours d’après le ministère.
Des réseaux de solidarité féminins
«Nous sommes comme les frères d’armes : des sœurs d’armes qui ne se lâchent pas», assure Florence Lendroit, présidente de l’Anfem. L’association compte plus de 50 délégations et mène plusieurs actions de soutien quotidien aux femmes, comme nombre d’autres associations locales. L’armée elle-même accompagne les familles : un numéro de soutien psychologique est disponible 24 heures sur 24, l’armée de Terre est dotée d’un «bureau environnement humain», l’armée de l’Air, d’une «cellule condition de l’aviateur», des assistantes sociales sont présentes sur les bases… «Notre rôle est de mettre en lien tous ces acteurs, explique Florence Lendroit. Même si tout n’est pas parfait, c’est un réseau tentaculaire qui permet beaucoup de choses.»
Mais la solidarité s’organise aussi spontanément entre femmes de militaires. Sur les bases, elles forment une communauté à part entière qui s’entraide à tous les niveaux, en gardant les enfants, en réparant une voiture ou en partageant un dîner. Sur les réseaux sociaux aussi, les hashtags #milicopines et #femmedemilitaires permettent aux conjointes de se retrouver et d’échanger. «Ma famille n’a pas toujours les mots qu’il faut, mais j’échange beaucoup avec mes milicopines», explique Lili. C’est comme ça qu’elle et Clémence se sont rencontrées. «Pendant les opex de nos compagnons, elle a été la meilleure oreille que je pouvais trouver, assure cette dernière. Ces filles vivent la même chose que nous : partager nos doutes et nos angoisses fait beaucoup de bien.» Les femmes de militaires parlent la même langue, contrairement à leurs proches civils qui connaissent mal l’armée. «Certains nous jugent au prétexte qu’on l’aurait choisi, déplore aussi Clémence. En vérité, on ne sait jamais dans quoi on s’engage quand il part.»
Un papa présent, mais pas trop
Entre les déploiements et les dates de retour modifiées à la dernière minute, les militaires ratent nombre d’événements importants. Florence Lendroit, mariée depuis trente ans, a accouché trois semaines après le premier départ de son mari, déployé au Liban. Le temps qu’il apprenne la nouvelle et l’appelle, le bébé est né depuis cinq heures. Depuis, il a raté «les 18 ans de mes enfants, le bac de mes fils et la naissance de ma fille, énumère-t-elle. Un anniversaire revient chaque année, mais il y a des moments dont on sait qu’on ne les partagera tout simplement pas».
Dans ces conditions, le retour du mari à la maison a vite l’air d’une idylle. Mais «malgré le bonheur de les retrouver, on se confronte à deux vies différentes qui ont évolué différemment, avertit Florence Lendroit. Il faut se ménager des moments à deux, sinon on tombe dans la routine et dans les mauvaises habitudes prises pendant l’opex : tout gérer soi-même, ne pas être bavarde le soir parce qu’on est habituée à être seule le soir, aller se coucher tôt….». Après des mois de séparation, les couples doivent se «réapprivoiser, se parler, se regarder et prendre leur temps», explique la sexologue Claire Alquier. Rien d’évident, notamment au début de la carrière des militaires. «Il y a des angoisses liées au retour, admet Lili, qui en fera bientôt l’expérience pour la première fois. Comment va-t-il être après quatre mois passés entre collègues ? Est-ce qu’on va retrouver notre équilibre ?»
De retour d’opex, les militaires passent par un sas de décompression. Ils sont pris en charge psychologiquement pour revenir à la vie quotidienne. On leur rappelle notamment qu’ils ne doivent pas s’imposer au sein d’une famille qui tourne sans eux depuis des semaines. «Au quotidien, mon mari est surtout là en tant qu’invité, assure Garance. Je n’attends pas après lui pour prendre des décisions, choisir quelle part on met pour les impôts ou faire réviser la voiture. Je gère aussi sa vie à lui, il ne connaît pas les codes de son compte bancaire par exemple.» Une charge mentale parfois lourde, mais inévitable aux yeux de Garance.
«Je ne connais pas son rythme d’absence et de présence, et je pense qu’il n’y a pas pire frustration que de me dire qu’il sera là pour finalement être déçue. Je pars du principe que je suis seule, et s’il est là tant mieux.» Une force de caractère dont ne sont pas capables toutes les femmes de militaires, surtout lorsqu’elles ont des enfants. «Je tire mon chapeau à celles qui font tout toute seule, mais je sais que je n’en serais pas capable», assure Axelle. Pour elle, pas question d’avoir des enfants tant que son conjoint est dans l’armée. Ce sera l’un ou l’autre. Celui de Claire a déjà fait son choix : son contrat achevé, il raccrochera l’uniforme «pour se consacrer pleinement à notre prochaine vie de famille».
Tous les prénoms ont été modifiés.
Cet article initialement publié le 23 mai 2019 a fait l’objet d’une mise à jour.
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