Esthétique teenager, dress code dance floor et audaces romantiques… Les créateurs font souffler un grand vent de fraîcheur sur leurs collections. Et inventent le vestiaire de tous les possibles pour une génération inspirante.
Elle s’appelle Regina Demina, et elle chante sur une musique hypnotique : «J’ai fait un daydream que seul toi peux comprendre, on rentre de mon cours d’escrime, je suis divisée comme un split screen, je mange une glace à la crème en pensant à Adam sur mon lit…» Cette jeune musicienne accompagne de sa voix douce et sucrée les filles en jeans et en top cropped du défilé femme Celine automne-hiver.
La collection orchestrée par Hedi Slimane au château de Vaux-le-Vicomte est une véritable ode aux nouvelles générations, ces adolescents presque adultes dont la vie a été suspendue pendant près de deux ans par une crise sanitaire sans précédent. Le designer, qui n’a jamais caché son obsession pour la jeunesse, lui rend ici un hommage appuyé, citant en préambule de son défilé Verlaine, Baudelaire et Rimbaud, les trois poètes du spleen adolescent.
En vidéo, le défilé Celine automne-hiver 2021-2021
«Sacrifiée», «abattue», «fracassée»… les adjectifs n’ont pas manqué dans les médias pour souligner l’impact du Covid-19 sur cette génération symbolisant une période de la vie où tout semble possible, mais à qui tout fut impossible. On ne les a plus vus ni dans les rues, ni dans les cafés, ni dans les parcs ou les night-clubs à s’amuser ou à danser. Une jeunesse disparue, perdue, oubliée ? Pas sur les podiums de mode, où les références teenagers ont déferlé comme un véritable tsunami stylistique.
Billie Eilish et Timothée Chalamet au gala du MET
«Normalement, on compte beaucoup sur les jeunes pour marquer le ton de demain, inscrire l’air du temps… Une société sans eux va manquer d’inspiration, de renouvellement, de rébellion face aux codes, bref de tout ce dont la mode a besoin pour se nourrir, analyse Pascal Monfort, sociologue et fondateur de REC, cabinet de conseil en marketing. Il y a clairement eu cette saison une célébration de la nouvelle génération sur les podiums, comme pour mieux souligner à quel point son énergie est indispensable à la création.»
Signe des temps : le gala du Met, cette grand-messe de la mode, accueille pour son édition 2021, le 13 septembre à New York, quatre coprésidents âgés de 19 à 25 ans, de la chanteuse Billie Eilish à l’acteur Timothée Chalamet, en passant par la poétesse Amanda Gorman et la joueuse de tennis Naomi Osaka. Pas de doute, un vent de fraîcheur secoue la fashion sphère.
Le top cropped superstar
Les analyses de Tagwalk, le moteur de recherche de la mode, sont d’ailleurs éloquentes. En comparant les podiums de l’hiver 2020 et ceux de 2021, sa fondatrice, Alexandra Van Houtte, a ainsi noté une hausse de mots-clés traduisant un rajeunissement certain des collections de la saison : + 68, 9 % de looks teenager (avec Balenciaga, Miu Miu et Celine en tête des recherches), + 83, 8 % de silhouettes school girl et + 75, 2 % de passages en minijupe ou en minirobe (avec Chanel et Dior parmi les plus regardés).
Autres pièces phare en hausse : la varsity jacket («veste universitaire»), le teddy, le jean oversize ou lacéré (Balenciaga en premier), le sweat-shirt, le hoodie. Et, en guest-star des collections, le top cropped, ce haut coupé que toutes les adolescentes portent actuellement sur le bitume parisien et qui arrive tout droit de la vague nineties, qui remet le haut moulant en jersey et l’esprit body au goût du jour.
L’optimisme des sixties
«La nouvelle génération n’a pas connu les années 1990, mais elle les fantasme, analyse Thomas Zylberman, styliste et tendanceur du bureau Carlin Creative. C’est un peu un âge d’or, une époque où la diversité des styles – acid house, fluo, streetwear, smiley, grunge, glamour des supermodèles- cohabitait avec une quantité de courants musicaux.» Autre décennie à l’ordre du jour : les sixties et leur cortège de joie et de bonne humeur, à l’image des séduisantes robes trapèze brillantes et brodées passées à la centrifugeuse de Nicolas Ghesquière sur le podium Louis Vuitton de l’automne-hiver.
L’ esprit sixties de Louis Vuitton
«On revoit partout de la jambe et de l’ultracourt, comme dans les années 1960, poursuit Thomas Zylberman. Un message extrêmement attrayant, car psychologiquement il fait référence à l’optimisme de ces années-là.» Une silhouette raccourcie à la Mary Quant et une invitation au mouvement et à la liberté, comme le symbolise le premier défilé de Nicolas Di Felice, le nouveau directeur artistique de Courrèges. Le 3 mars dernier, le créateur a présenté une collection qui renoue avec l’essence même de la marque – la jeunesse -, en faisant défiler des filles et des garçons à La Station Gare des Mines, lieu de la contre-culture et du clubbing parisien situé dans le XVIIIe arrondissement.
«L’idée du décor, un cube blanc comme un mur à gravir, c’était une façon de faire le mur, comme on l’a tous fait à 16 ans, et de se sentir moins enfermés, raconte-t-il. On a envie de rentrer dans cette boîte pour faire la fête, mais aussi d’en sortir.» Faire la fête ? Un état de fait et d’esprit qui a cruellement manqué aux 15-25 ans cette année. S’habiller, s’apprêter, se relooker et partir en boîte de nuit ? Reconquérir le monde et la pénombre ? Alors, la mode leur dit oui, avec une multitude de robes glitter et sexy, du lamé, du doré et des paillettes comme s’il en pleuvait sur les têtes.
Le sens de la fête
Pour Chanel, les filles sortent en mini chez Castel. Pour Gucci, elles défilent au Savoy, dans un night-club imaginaire, un «lieu générateur permanent d’étincelles et de désirs imprévisibles», dixit Alessandro Michele, directeur artistique de la griffe. Et chez Lanvin, elles débarquent dans un palace parisien essayant des robes cocktail, des robes lingerie et des bijoux fantaisie bigger than life. Chez Paco Rabanne, elles sautent sur leurs lits d’ado, habillées de pièces opulentes en velours, en fausse fourrure tigrée, de blouses et de robes en mesh colorées, de pulls tricotés avec col d’écolière surdimensionné. Lèvres rouges, pommettes fardées, elles sourient à la vie.
«J’ai voulu souligner ce moment qui a été si difficile pour la jeunesse, explique Julien Dossena, directeur artistique de la maison. Leur redonner de l’espoir, leur dire qu’on ne pourra jamais leur enlever, quel que soit le moment, cette force vitale et cette intensité avec lesquelles on appréhende le monde quand on est jeune. Ma collection parle des premières colères, des premiers engagements, des premières amours, de cette découverte permanente de ce qu’est la vie à ce moment précis. J’avais envie de leur dire “ça va repartir” avec un vestiaire extrême qui retranscrit leur intensité et leur envie de “jamais assez”. Il y a cette idée d’une jeune fille qui va construire son identité dans une sorte de transgression et de provocation joyeuse.»
Vive le conte de fées
Chez Dior, la métaphore est aussi expressive. Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de la griffe, a convié pour la collection automne-hiver, qui a défilé dans la galerie des Glaces, à Versailles, de véritables personnages de conte de fées qui passent de robes ultracourtes à manches bouffantes à de longues robes de princesses en tulles superposés, s’évaporant en de merveilleuses couleurs. Les cols blancs, les plastrons en broderie anglaise et les chaussettes blanches rappellent l’enfance, et les yeux fardés des mannequins et leurs ballerines à brides d’épine évoquent une adolescence consciente des dangers du monde adulte.
Chez Dior, on défile dans la galerie des Glaces, à Versailles.
«L’étrange moment historique que nous avons vécu ressemble un peu à un conte de fées et à son temps suspendu. Les mannequins de ma collection sont les héroïnes de ces histoires oniriques, devenues adultes et conscientes, nous explique Maria Grazia Chiuri. J’ai imaginé une série de pièces comme autant d’outils pour chacune d’elles, afin qu’elles décident ce qu’elles ont envie d’être. L’atmosphère de ma collection est marquée par un sentiment d’unicité, résultat de la rencontre d’éléments extrêmes, futur et passé, rêve et réalité.»
Génération upcycling
Le jeune créateur Benjamin Benmoyal a aussi marqué les esprits l’an dernier avec ses vêtements tissés à partir de bandes magnétiques de vieilles VHS des dessins animés de son enfance ou celles des cassettes audio des groupes de rock de son adolescence. «Ce tissage, c’est pour moi le symbole de la naïveté et de l’innocence que j’ai perdues après mon passage comme parachutiste dans l’armée », confie t-il. Entre upcycling et concepts métaphoriques, ses collections expriment les préoccupations d’une génération angoissée mais tournée vers l’avenir, évoquent l’insouciance perdue que l’on souhaite tous – quel que soit son âge – retrouver.
L’esthétique teenager qui a envahi la mode cette saison en est définitivement le reflet. Car la jeunesse, comme l’exprimait si bien Hedi Slimane dans une interview donnée au Figaro en 2019, c’est «la grâce, la liberté de ton, l’insouciance et les doigts dans la prise. C’est à la fois les lions sur les grands boulevards, les caves de Saint-Germain, les amphis occupés de la Sorbonne. […] Quelle que soit l’époque, c’est l’énergie pure, l’exaltation de chaque instant, l’émotion à fleur de peau, la vie à toute allure.» Dont acte.
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