Sur le comptoir en marbre foncé, le singulier sandwich fourré au poisson frit a remplacé le remarquable plat de langoustine agrémenté de coco de Paimpol qui trônait ici-bas il y a quelques jours encore. Les doigts souillés de sauce tartare et de miettes de poisson frais, on se souvient, presque nostalgique, de l’ambiance de ce service étoilé, studieuse. Ce soir-là, rue Papillon dans le 9e arrondissement de Paris, Guillaume Sanchez servait aux premiers clients de l’ère nouvelle-normalité-post-confinement une succulente partition gastronomique rythmée par le terroir, précise et délicate, engagée et piquante, dans un tout nouveau décor, “plus à l’image de ce que [sa] cuisine représente, plus en adéquation avec l’expérience que [son équipe et lui] souhaitent nous faire vivre à présent”. Début octobre, le chef avait profité de la confusion générale pour déménager son restaurant étoilé, NESO, de l’autre côté de la rue, en lieu et place du bar à cocktails où il s’affairait jusqu’ici à faire entrer la mixologie dans l’époque du bon produit et de la gastronomie, en militant du goût extrémiste qu’il est, et a toujours été. “Le lieu est plus adapté au restaurant étoilé ; on a pu installer une cuisine ouverte, réduire le nombre de couverts, nous glissait-il alors. Avant de racheter l’endroit et de faire les travaux pour y installer le bar, je n’avais aucune idée de ce à quoi ça pouvait ressembler. Des lieux comme ça, il y en a très peu. Pour moi, un gastronomique, ce n’est pas que de la nourriture, c’est aussi ça ; se retrouver quelque part, dans une ambiance. Les quatre murs ne sont plus un emballage, ils font partie intégrante de l’expérience.”
Ce jour-là, toujours, on l’observait du coin de l’oeil depuis un confortable tabouret de bar, fier dans son tablier bleu, au beau milieu de son étincelant labo ouvert sur la salle – cinq places au comptoir, pour le grand menu uniquement, et sans compter la distanciation sociale actuellement imposée. Déjà, on découvrait un cuisinier plus calme, ferme mais tempéré, son outrecuidance exagérée et son caractère conflictuel assumé ayant été remplacés par le tempérament, plus doux, d’un jeune père aimant, et aimé, adouci et bridé par l’ouverture aux clients des coulisses de sa prestation. “Je ne pensais pas être capable de rester calme tout le temps, de ne pas avoir un service aussi mouvementé qu’avant. La cuisine ouverte m’oblige à être plus proche de mes clients au bar, j’ai une proximité avec eux que je n’avais pas forcément avant. Les gens s’éclatent et moi aussi.” Vu la tête des bienheureux assis à côté, il y a fort à parier que c’est gagné. À la louche, au menu cette nuit-là, plus lisible en bouche que ses intitulés tatillons : pain pressé, olive et ail fermenté, anchois, truites maturées, condiment au pilon ; conservation iodée, caviar osciètre ; courge, potimarron, extraction de légumes, jus de poisson de roche, achillée millefeuille, graine de moutarde ; porridge d’avoine et coquillage, lait de chou rave, houblon ; lotte “pachamanca” au marc et genièvre, pralin de graines et maquereau, évaporation de gin, shoyu… La cuisine libre de Sanchez, celle qui implique autant qu’elle restaure.
La cuisine a été un doudou. On vit dans un pays imprégné par la gastronomie et le besoin de se retrouver à table. C’est ce qui a maintenu les soupapes à niveau pendant le confinement.
Et puis, après seulement deux semaines de service nouvelle génération, le couvre-feu, samedi 17 octobre. Alors que l’épidémie de coronavirus progresse de manière exponentielle dans le pays, le gouvernement interdit à la population, à Paris et en Ile-de-France, de circuler dans la rue de 21h00 à 6h00 du matin. Le lendemain de l’annonce, au téléphone, Guillaume Sanchez évoque, au conditionnel, le pop-up qu’il allait finalement lancer quelques heures plus tard : “On était psychologiquement prêt. On a presque pris l’habitude d’être tabassé par la situation, on a appris la leçon et on attendait que ça nous tombe sur le coin de la tronche. Nous avons tellement imaginé et préparé le déménagement de notre table gastronomique qu’il était absolument hors de question de revoir l’expérience proposée à la baisse, d’avoir une offre à la ‘va-vite’ avant 21h00. Il fallait préserver cette expérience-là, et pour cela le restaurant devait être ouvert le soir. Si c’est pour faire les choses mal, je préfère ne pas les faire.” Ainsi va la cuisine de nos jours ; pendant les semaines de couvre-feu, Guillaume Sanchez met en pause son restaurant étoilé et joue le format pop-up pour proposer sa vision toute particulière du fish and chips. Un “truc qu'[il] avait envie de faire depuis longtemps” dit-il : “J’ai voulu joindre mes deux influences culturelles et culinaires : d’abord celle de la street food, qui fait partie de mon quotidien en tant que consommateur et voyageur, puis celle de NESO et des techniques qui nous habitent depuis sa création : la fermentation, la maturation et le séchage du poisson, la maîtrise des sauces et des textures, et l’envie de pousser le curseur toujours à fond.” Tiens, le glorieux sandwich au poisson dont on vous parlait plus tôt. Un casse-croûte fait de pain maison constitué à 50% de purée de pomme de terre fermentée au koji, qui sert à la fois de levain et de farine, et apporte une texture et un moelleux inédits à l’ensemble (toasté et beurré). Glissés à l’intérieur : un croustillant filet de poisson issu de la pêche du jour (cabillaud, merlu, rouget…) séché 24 à 48h pour une texture singulière, une mayonnaise ail, ciboulette et huile d’ail des ours, une sauce tartare légèrement pimentée, de l’échalote frite, des oignons et un zeste de citron. Des petites chips fondantes et craquantes, maison évidemment, en accompagnement. Une ré-interprétation pompeuse du caractéristique plat britannique, terriblement bien pensée, surtout atrocement délectable.
“Le couvre-feu est une fermeture des restaurants déguisée, continue Guillaume Sanchez, à l’autre bout du fil. Ce n’est pas sur les services du midi qu’on fait notre chiffre d’affaire. À chaque fois qu’il y a des restrictions, on s’adapte et on adapte l’offre. Le panier ‘NES(H)OME’ était une solution adaptée au confinement, la ‘Neso Fish & Chips’ est une réponse au couvre-feu.” Aussi, une espèce de prémisse au “monde d’après” que l’on ose désormais invoquer sans trop en connaître, encore, tous les tenants et les aboutissants. Dans son nouveau livre, Post-Cuisine, aux Éditions du Chêne, le chef qui fête ses 30 ans cette année décrit la situation comme suit : “Le monde d’après n’est pas pour tout de suite. Mais le bug mondial que nous venons tous de vivre nous a permis de voir qu’un reset était envisageable, consciemment ou par la force des choses. Et si le monde d’après restait à inventer pour nous tous, professionnels et particuliers, à travers un certain nombre de choix et de conviction ? La rigueur et la prise de position sont deux choses qui n’ont pas pour principe d’être confortables, mais qui permettent néanmoins de se libérer de ce qui nous contrôle. Peut-être que le ‘bien-manger’ et le ‘bien-cuisiner’ sont des premières portes essentielles vers une certaine forme de liberté, qu’elle soit physique ou intellectuelle.” Au téléphone, toujours, il confirme, confessant sa vision future de sa profession : “Notre métier consiste à s’adapter à l’époque, à comprendre les envies et les besoins des clients et à mettre en place des choses. Le fine dining a eu son époque, et reprendra dans quelques temps. Pour l’instant, la situation fait qu’il n’est plus envisageable. Il faut s’adapter, avec l’idée d’obtenir la même qualité de cuisine, toujours avec la même envie de créer, mais dans un format différent. Les concepts lancés aujourd’hui, qui auront leur clientèle et démontreront leur faisabilité et le gain qu’ils peuvent apporter, seront des projets qui me suivront par la suite.” Bercé par son récit, on l’écoute nous rendre compte de la cuisine qui l’animera demain, dans ce “monde d’après”.
À très court terme, il va y avoir un nombre de faillites assez incroyable et de nouveaux visages vont apparaître.
Le monde de demain sera-t-il différent de celui d’hier pour tous les Français ? Auront-ils une manière différente de consommer le restaurant ? de manger ? Avant la crise sanitaire, le critique gastronomique François-Régis Gaudry définissait déjà l’enjeu des prochaines décennies comme suit : que la food “redevienne politique, poétique et hédoniste. Il faut renouer avec le plaisir, mais de manière consciente, lucide et raisonnable”. Peut-être le confinement et la situation cataclysmique auront, au moins, changé les mentalités ? “Pendant le confinement, j’aurais dit que oui, répond Guillaume Sanchez. Mais je me rends compte que les Français ont la mémoire très courte, et je ne pense pas que ça changera quoi que ce soit finalement. Pendant le confinement, la cuisine a été un doudou. On vit dans un pays imprégné par la gastronomie et le besoin de se retrouver à table. C’est ce qui a maintenu les soupapes à niveau. Les gens se retrouvaient autour de ça. On l’a vu sur les réseaux sociaux, tout le monde s’est mis à faire du pain, à manger, à commander du vin. Je pense que la bouffe a sauvé le confinement, elle a permis à tout le monde de garder le moral. Une fois la crise passée, les gens retourneront au restaurant comme avant, aussi peu ou autant pour certains.” Pour lui, le vrai changement appartient au secteur : “Les restaurateurs, dans leur grande majorité, ont encore besoin de comprendre l’époque dans laquelle on vit, de comprendre les enjeux environnementaux, ce qu’est en train de devenir leur métier. Quand tout le monde sera sur la même baseline, on pourra impacter l’esprit des gens en leur expliquant qu’aller au restaurant est une véritable démarche politique mais aussi environnementale. Pour l’instant, nous sommes encore à un niveau d’incompréhension de certaines problématiques qui font que rien ne change. Le modèle du restaurant classique et traditionnel va être obligé de se renouveler ; à Paris, on le remarque depuis le déconfinement, les gens choisissent les restaurants qu’ils ont envie de voir survivre en y allant ou en les emportant chez eux. Voilà pourquoi quand tu passes devant certaines grosses brasseries dégueulasses, qui sont des attrapes touristes, elles sont vides. Les grands perdants de l’histoire ce sont eux, ceux qui font les choses pas forcément correctement. L’engagement de certains finira par payer.”
Pour le reste, difficile de dire, concrètement, de quoi demain sera fait : “À très court terme, il va y avoir un nombre de faillites assez incroyable et de nouveaux visages vont apparaître. De grands restaurants ont choisi de ne pas réouvrir. Leur clientèle n’a pas arrêté de manger, elle est allée découvrir de nouvelles tables, de nouvelles propositions. Je ne pense pas que ces tables perdront de la clientèle, mais certains restaurants en ont gagné parce que d’autres étaient fermés. À long terme, c’est assez flou. Le Prêt garanti par l’État (PGE) va engager un remboursement à moyen terme et la plus grosse catastrophe dans la restauration va arriver à ce moment-là, quand toutes les charges qui ont été balayées pendant le confinement et balancée pour plus tard vont devoir être réglées. Difficile de dire qui réussira à sortir son épingle du jeu. Cette période nécessite une vision au quotidien. J’envisage désormais mon business plan au jour le jour, et non plus mois après mois, ou année après année. Le modèle des banques qui réclament un business plan à trois ans est complètement obsolète. Cette année, aucun candidat de Top Chef ne va se pointer à la banque pour ouvrir un restaurant. Sauf pour une entreprise existante qui utilise sa trésorerie pour acheter, les banques ne prêtent plus pour les ouvertures.” Après avoir goûté son “Neso Fish & Chips”, on est en tout cas sûr d’une chose : il se place comme l’un des piliers du monde d’après.
Disponible à 13 euros en take-away ou en livraison via UberEats, du lundi au vendredi, de 12h00 à 14h00, de 18h00 à 20h59 (en take-away) ou 22h00 (en livraison).
neso.paris
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