"Strange Fruit", l’hymne anti-raciste de Billie Holiday qui déchaîna les autorités américaines

« Des arbres du Sud portent un fruit étrange, du sang sur les feuilles et du sang aux racines. Un corps noir oscillant à la brise du Sud, fruit étrange pendu dans les peupliers. »

Andra Day – sacrée au Golden Globes pour son interprétation de Billie Holiday, que l’on surnommait Lady Day – incarne ces vers bouleversants dans la bande annonce de « Billie Holiday, une affaire d’État », biopic signé Lee Daniels (Precious et Le Majordome), en salle en France ce mercredi 2 juin.

« Fruit étrange » qui se balance dans les peupliers… Glaçante métaphore d’un corps noir pendu à un arbre. Armée de sa voix unique, Billie Holiday dénonce là les exécutions sommaires des Noirs-Américains par lynchage et pendaison aux arbres, dans les États du Sud de cette Amérique ségrégationniste de l’époque.

Un cri de d’indignation contre le lynchage des Noirs-Américains

L’artiste de blues et de jazz n’a que 24 ans quand elle enregistre en 1939 ce cri d’indignation. Strange Fruit est son premier texte contestataire, il dénote de son répertoire habituel : Lady Day ne chante que la romance jusqu’alors.

Ce n’était pas quelque chose qui pouvait être joué partout à la radio. C’était bien trop dangereux et personne l’aurait joué

Abel Merropol publie sous-pseudonyme ce poème poignant dès 1937. Cet enseignant et poète juif communiste a profondément été marqué par le lynchage de deux adolescents Afro-Américains, Thomas Shipp et Abram Smith, condamnés sans jugement à la pendaison, dans l’Indiana de 1930. Un photographe local avait capturé et publié la scène, qui choque l’auteur de ce réquisitoire contre le lynchage.

Son poème tourne dans les milieux new-yorkais, jusqu’à être repéré par le propriétaire du club de jazz new-yorkais le Café Society, qui propose à Billie Holliday de l’adapter en musique. Problème : la Columbia Records, avec qui l’artiste est sous contrat à l’époque, refuse de produire l’enregistrement du révolté Strange Fruit. Une petite maison de disques nommée « Commodore Records » accepte. Le titre est sauvé. Mais « ce n’était pas quelque chose qui pouvait être joué partout à la radio. C’était bien trop dangereux et personne l’aurait joué. Donc, [Billie Holiday] est apparue seulement dans les petites salles », raconte à France Culture David Margolick, auteur de Strange Fruit : la biographie d’une chanson (éditions Allia).

Et selon les salles et les publics, l’artiste noir-Américaine ne peut interpréter son morceau à succès. À Mobile, en Alabama, Billie Holiday est chassée de la ville après avoir entonné les premières notes de Strange Fruit.

David Margolick raconte également la mise en scène pensée par l’artiste et son équipe pour rendre plus puissants encore son interprétation et son propos : « Les serveurs et les serveuses ne devaient plus servir de boissons. Personne n’utilisait la caisse et toutes les lumières étaient éteintes. Il y avait juste ces petits spots de lumières sur elle et le reste de la salle était obscur. C’était toujours la fin de son set. Elle ne pouvait rien jouer après ça. »

Une femme noire célèbre engagée qui dérange

Billie Holiday devait parfois faire face à un public hostile, comme en Alabama, mais son plus grand ennemi fut les autorités américaines, qui lui intiment de cesser de chanter son cri de révolte. Ce qu’elle refuse. Elle devient alors leur cible à abattre dans les années 40. Et tous les moyens semblent bons pour la faire tomber, comme l’illustre une scène de Billie Holiday, une affaire d’État, dévoilée dans sa bande annonce.

« Cette Holiday met de mauvaises idées dans la tête des gens. Elle encourage la colère et les revendications du peuple noir. Ses paroles sont provocatrices », dit l’un des personnages en uniforme. « Vous avez un plan ? », interroge un second. « C’est une toxicomane », lâche un troisième. Et l’on comprend alors qu’ils vont utiliser sa faiblesse pour la faire taire. Les premières images du film inspiré de l’ouvrage de Johann Hari, Chasing the Scream: The First and Last Days of the War on Drugs(Chasser le cri : les premiers et derniers jours de la guerre contre la drogue), montre que la chanteuse sera ensuite arrêtée lors d’une performance sur scène puis emprisonnée.

Pour justifier son arrestation, le Département fédéral des stupéfiants avait organisé une opération d’infiltration. L’agent fédéral noir Jimmy Fletcher (qui tombera son son charme, ndlr) était chargé d’infiltrer le cercle proche de l’artiste pour la surprendre en pleine faute. 

L’enquête du journaliste Johann Hari, publiée en 2015 et dont s’inspire le film, révèle aussi que les autorités fédérales américaines sont allées jusqu’à faire planter de l’héroïne dans son lit de mort par l’un de ses amants, Louis McKay. Le livre détaille également le profil d’Harry Anslinger, raciste et virulent chef du Bureau fédéral des narcotiques.

Aux États-Unis, la réalisation Billie Holiday : une affaire d’État, porte le titre « The United States vs. Billie Holiday« , appuyant la lutte du gouvernement américain menée contre elle, et sa chanson, son « personnel protest« , comme elle aimait l’appeler.

Strange Fruit, un hommage à son père victime du racisme

Car Strange Fruit sonnait aussi comme une revanche personnelle. « Dès qu’ [Abel Merropol] me l’a montré, j’ai été bouleversée : il me semblait exprimer tout ce qui était arrivé à mon père », confie-t-elle dans son autobiographie Lady Sings the Blues.

Son père s’était éteint en 1937, deux ans avant que ce sublime mais dur texte ne vienne à elle. La politique ségrégationniste et raciste des États du Sud de l’Amérique a tué son père, qui ne pouvait être soigné seulement dans un hôpital pour afro-américain. Souffrant d’une bronchite alors qu’il est en tournée au Texas, Clarence Holiday, guitariste qui souffrait de maladie respiratoire chronique, n’a pu recevoir les soins nécessaires à temps. Avant de trouver le « bon » hôpital, celui où on ne le refuserait pas en raison de sa couleur de peau, sa bronchite s’était muée en pneumonie mortelle.

Un hymne anti-raciste qui résonne encore

Billie Holliday meurt à 44 ans, en 1959, après des années d’addictions, mais son titre-signature, chanté seize ans avant que Rosa Parks décide de ne pas céder sa place dans le bus, a traversé l’Histoire.

La revue musicale britannique Q a classé Strange Fruit parmi les dix chansons qui ont véritablement changé la face du monde.

Des monuments de la chanson comme Nina Simone, Diana Ross, Sting ou encore Jeff Buckley ont tour à tour repris son puissant morceau. En 2017, Rebecca Ferguson accepte de chanter à l’investiture de Donald Trump, à la condition non-négociable de pouvoir interpréter Strange Fruit. Ce que le Président a refusé. 

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