La journaliste Pascale Robert-Diard revient sur le portrait bouleversant d’une femme, Gabrielle Russier, dans son livre Comprenne qui voudra. Il revient sur la « relation » de cette professeur avec l’un de ses élèves, mineur. Un fait divers qui date des années 1960 et qui pourtant résonne avec l’époque.
Une relation avec un mineur
Marie Claire : Pourquoi avoir raconté cette histoire d’amour cinquante ans après le suicide de Gabrielle Russier ?
Pascale Robert-Diard : J’ai toujours été fascinée par cette affaire. Le réalisateur Joseph Beauregard m’a demandé d’écrire la voix off de son documentaire. Il m’a montré une photo qu’il avait récupérée, celle du baiser.
Cette photo floue, pudique, très belle, m’a donné envie de raconter cette histoire au moment même où on débattait des rapports entre majeurs et mineurs, sauf que là, c’est un pas de côté. C’est l’histoire d’une femme.
« Elle a ensorcelé mon fils », dit au juge le père de Christian Rossi, l’amant de Gabrielle Russier. Un homme n’aurait pas subi le même opprobre…
On ne dit pas d’un homme qu’il a « ensorcelé » une jeune fille. Cette femme est forcément une sorcière. J’ai voulu aussi revisiter cette histoire sans sa dimension idéologique. Après son suicide, Gabrielle Russier est devenue pour la gauche le symbole de la liberté écrasée. J’ai essayé de montrer que cette femme, contrairement à son incarnation par Annie Girardot dans Mourir d’aimer (André Cayatte, 1971, ndlr), a des côtés insupportables.
En réécoutant les entretiens de nos témoins, j’ai réalisé qu’elle n’avait pas été si seule, beaucoup l’ont soutenue et je l’ai trouvée parfois immature et obstinée. Et aussi, notamment en prison, bouleversante.
Mai 68 face face à cette histoire taboue
Condamnée pour « enlèvement et détournement de mineur » et incarcérée aux Baumettes, elle écrit, en parlant de mai 1968 : « Parce que j’ai connu ce monde, je crois aux instants où l’étincelle passe. »
Mon analyse est qu’elle est la première victime de mai 1968. Divorcée, mère de jumeaux, elle voit une génération qui a dix ans de moins qu’elle arracher une liberté qu’elle n’a pas eue. Elle arrive comme un météore et devient un épouvantail pour la moitié de la France qui a peur de ces gamins qui revendiquent leur autonomie.
Le rectorat, la justice, le ministère, ce pouvoir masculin réactionnaire voudra à tout prix l’écarter de l’Éducation nationale.
Vous avez rencontré cent vingt témoins, mais pas Christian Rossi…
Il a dit qu’il avait décidé de ne plus en parler. La dernière image qui restera est celle de ce garçon de 20 ans avec une énorme barbe dans Le Nouvel Observateur, en 1971. Les enfants de Gabrielle Russier l’ont rencontré, mais il a refusé de témoigner, cela se respecte. On imagine à quel point cela a été douloureux de porter à 16-17 ans une histoire aussi taboue, violente et tragique.
« Prof superbe et révolutionnaire »
Après ce livre, quelle image gardez-vous de Gabrielle Russier ?
J’ai aimé me plonger dans cette époque, avec toutes ses contradictions, et être au contact de cette femme, qui était une grande littéraire. Un de ses professeurs a eu cette phrase magnifique : « Elle a confondu la littérature et la vie. »
Elle a confondu la littérature et la vie
D’ailleurs, les plus belles pages écrites sur elle sont dans Les années d’Annie Ernaux. En 1968, l’écrivaine, qui a trois ans de moins que Gabrielle Russier, est professeure, mariée, mère d’un enfant, et vit avec la même passion cette éclosion. Grâce aux photos de nos témoins, on la découvre avec sa coupe de garçonne, en prof superbe et révolutionnaire avec ses élèves à la montagne et à la mer.
C’est émouvant. J’ai raconté l’histoire d’une femme qui est tombée amoureuse d’un jeune homme et fait partie des grandes amoureuses françaises.
(*) Coécrit avec Joseph Beauregard, éd. L’Iconoclaste.
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