Entretien. – Lisa Brennan-Jobs, journaliste et fille de Steve Jobs, fondateur d’Apple, publie Petite Chose ce mercredi 6 novembre. Il lui aura fallu dix ans pour donner naissance à son propre récit initiatique, celui d’une enfant écrasée entre une mère bohème et un père génial, mais aussi absent, autoritaire et égoïste.
Son livre s’appelle Petite chose (1), comme le surnom que lui donnait son père, Steve Jobs. Mais Lisa Brennan-Jobs, la fille du génial inventeur d’Apple, est d’abord là pour parler d’elle, pas de lui. «J’ai écrit ce livre parce que j’avais besoin d’occuper l’espace dans mon propre récit», explique-t-elle, les yeux bien plantés dans les nôtres. Nous la rencontrons au siège des Arènes, son éditeur français, à Paris. À 41 ans, elle est journaliste et désormais écrivain. Depuis la parution de son premier livre aux États-Unis, il y a deux mois, celle qui a longtemps été invisible, écrasée par l’entreprise de son père, enchaîne les interviews.
Très précaire, Chrisann Brennan élève seule sa fille. Tour à tour serveuse et femme de ménage, elle survit grâce aux aides sociales et aux rares chèques envoyés par Steve Jobs.
Conçue par accident l’année du lancement d’Apple, Lisa Brennan-Jobs voit le jour dans une ferme en 1978. Son père n’assiste pas à l’accouchement. Il arrive trois jours plus tard, lui choisit un nom – plus tard attribué au premier modèle d’ordinateur personnel, l’Apple Lisa – et disparaît. Après avoir répété à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas son père. À l’époque, Steve Jobs a 23 ans, un empire à bâtir et certainement pas de place pour un enfant. Ce n’est qu’en 1980, confondu par un test ADN et contraint par la justice, qu’il sera forcé de reconnaître sa paternité. Quelques jours plus tard, Apple entre en bourse. Steve Jobs vaut soudain plus de deux cents millions de dollars.
Sa fille grandit dans la baie de San Francisco, élevée par une mère aimante, mais dépressive et envahissante. Très précaire, elle ne tient bon que grâce aux aides sociales et à des postes de serveuse ou de femme de ménage. Chrisann Brennan et sa fille vivent avec peu et déménagent souvent, 13 fois en sept ans. Steve Jobs, lui, ne se soucie guère du sort de sa fille. «Tu n’auras rien, rien du tout, tu entends ?» lui lance-t-il alors qu’elle est enfant. Pendant des années, il ne fait que de brèves apparitions dans la vie de Lisa Brennan-Jobs. C’est lorsqu’elle est adolescente qu’elle voit son père plus souvent, jusqu’à vivre avec lui et sa nouvelle femme quelques mois. Autoritaire, froid, distant, l’inventeur du Macintosh est bien décidé à mener la vie dure à sa fille, constamment priée de prouver son désir d’appartenir à une famille qui ne lui laisse aucune place. Alors qu’elle étudie à Harvard, il va jusqu’à lui couper les vivres, laissant des voisins prendre le relais et régler les frais de scolarité de sa fille. Ce n’est que sur son lit de mort, rongé par un cancer du pancréas dont il meurt en 2011, que Steve Jobs demande pardon – et lui lègue quelques millions. «Je lui ai pardonné, assure Lisa Brennan-Jobs en sirotant un café. J’ai pardonné à tout le monde.» Son livre en est la preuve. Au fil des 600 pages de Petite chose, elle raconte sa construction de fille puis de femme. Le livre a déplu à la famille de Steve Jobs. Sa veuve, ses enfants et sa sœur, Mona Simpson, ont affirmé que «le portrait de Steve (dressé dans Petite chose, NDLR) n’est pas celui du mari et du père que nous avons connu». Qu’importe pour Lisa Brennan-Jobs, qui a atteint son but. Elle a arraché la place qu’on lui a si peu consentie jusqu’alors. Sans blâmer personne, mais sans rien cacher de la dureté de son père.
Madame Figaro. – Comment est né ce livre ?
Lisa Brennan-Jobs. – Il y a une dizaine d’années, à ma trentaine, j’ai ressenti le besoin d’écrire pour comprendre ma vie et mon parcours. Pendant des années, j’échouais systématiquement. C’était terrible. Dans mes premiers textes, je m’apitoyais sur mon sort et cela donnait le sentiment que je manipulais le lecteur. Je crois que c’est peut-être parce que, au fond de nous, nous savons tous que l’être humain a un grand pouvoir. Prétendre qu’on est sans défense dans un livre, essayer de susciter la compassion à tout prix, c’est donner l’impression de mentir. Il m’a fallu prendre du recul, trouver la bonne distance et me montrer sous mon vrai jour, car on ne peut pas écrire sur les autres tout en cachant son propre personnage.
Ce besoin d’écrire est-il lié à la célébrité de votre père ?
Non, cela n’a rien à voir. Je n’ai jamais senti que j’étais dans l’ombre parce qu’il était célèbre, c’était presque plutôt de ma faute. J’ai toujours tout fait pour plaire à ma famille et ne froisser personne. Je n’avais jamais pris le temps d’occuper l’espace dans le récit de ma propre vie, d’exister sincèrement sans essayer d’être ceci ou cela. Ce processus d’individualisation concerne tout le monde, mais peut-être encore plus les artistes. On ne peut pas s’exprimer si on ne s’autorise pas à prendre de la place. J’avais besoin de finir ce premier livre pour dégager la voie et être capable d’en écrire d’autres. Rédiger mes mémoires n’a vraiment pas été agréable, mais je sentais que ma survie en tant qu’artiste en dépendait.
Chaque scène que vous racontez est extrêmement détaillée, y compris dans votre enfance. Vous vous souvenez du temps qu’il faisait, des gestes de votre mère, des regards de votre père. Comment est-ce possible ?
Je crois que, lorsqu’un enfant est confus par une situation qu’il ne comprend pas, il l’enregistre, la met de côté et n’y revient que des années plus tard. Si on y consacre le temps et le travail nécessaires, nos souvenirs remontent à la surface. Pour écrire mon livre, j’ai reconstitué la chronologie de ma vie. Je connaissais l’âge de mes parents, les écoles et les clubs de sport que j’avais fréquentés. J’ai interrogé mes anciens amis, les ex-petits amis de mes parents, je suis même retournée voir mes anciennes maisons, dont la plupart existe encore. Je craignais de n’avoir pas assez de scènes pour construire un livre, ça a été l’inverse : j’en avais beaucoup trop. Je n’ai gardé que les plus précises et les plus exactes, car il me fallait absolument des faits bruts. Beaucoup de personnes pensent que mon père leur appartient d’une certaine façon, ils m’auraient clouée au pilori à la moindre incohérence. C’est très étrange, comme si j’étais en compétition avec eux alors que je n’en ai aucune envie.
Nombre de ces lecteurs ont du mal à imaginer Steve Jobs en père autoritaire, froid et méprisant. Pourquoi, d’après vous ?
Je ne sais pas. Au nom de quoi quelqu’un d’exceptionnel dans un domaine serait forcément parfait, ou même simplement normal, dans les autres sphères de sa vie ? Mon père n’a pas créé toutes ces belles choses par accident. Il travaillait tellement, au-delà de toute capacité normale, qu’il me semble logique que le reste en ait pâti. Il était dur avec moi, mais aussi avec le reste de sa famille et ses collègues. On le voit d’ailleurs dans chaque film ou livre qui lui est consacré. Mais, dans sa biographie autorisée, écrite par Walter Isaacson, sa sévérité est présentée comme une espèce de symptôme de sa grandeur, une part insignifiante de son génie. Ce n’est pas le cas dans Petite chose. Je fais ressentir aux lecteurs sa méchanceté pour ce qu’elle est : de la méchanceté pure et simple. Je ne cherche pas à blesser qui que ce soit, mais mon père était une personne complexe. Bien sûr qu’il a fait des choses incroyables, mais mon livre n’a rien à voir avec son travail. Son génie ne peut pas occulter ma propre vie. Mon existence n’annule pas son talent, mais son talent ne m’ôte pas non plus le droit de dire que mon existence importe, ne serait-ce qu’à mes propres yeux. Ce sont deux choses différentes. Pourtant, lors de la parution du livre, certaines personnes ont eu l’impression que j’essayais de leur prendre mon père. C’était terrifiant. J’ai écrit quand même, égoïstement, pour trouver une forme de vérité. En cela, je crois que mon livre est un acte de liberté.
De quoi vous êtes-vous libérée ?
De fausses croyances qui me hantaient. Des choses dont j’avais honte, comme la scène de mon admission à Harvard. Au cours de l’entretien, j’ai innocemment lâché le nom de mon père pour appuyer ma candidature. Le raconter m’a permis de me délester du poids de la honte : tout le monde le sait maintenant et tout va bien. L’écriture nous aide à prendre de la distance. On ne se confronte plus à la matière brute de notre existence, on la transforme en quelque chose d’intelligible par les autres. C’est une forme de soulagement. J’ai levé des parts d’ombre qui m’effraient beaucoup moins. Je sais maintenant qu’il n’est pas vrai que mon père m’aurait aimé davantage si j’avais été grande et blonde. Ni qu’il ne m’aimait pas beaucoup, d’ailleurs.
Il était pourtant incroyablement dur avec vous. Pourquoi ?
Il était sévère à la hauteur de ce qu’il protégeait : sa légèreté et sa sensibilité. Je crois que c’est grâce à elles qu’il créait, il devait donc les protéger. Moi, j’étais cette créature qui lui ressemblait tant, mais qu’il avait abandonnée. Par ma simple présence, je lui rappelais ce qu’il avait fait de mal et dont il avait si honte. Je déclenchais sa rage et le poussais malgré moi à ériger des barrières. C’était une position difficile : plus j’essayais de me rapprocher de lui, plus ça le repoussait. Cela n’avait rien de personnel, j’aurais pu être n’importe quel enfant, la situation aurait été la même. J’imagine qu’il n’était tout simplement pas capable de dépasser sa honte.
Lui avez-vous pardonné ?
Oui. J’ai pardonné à tout le monde, pour autant que je sache ce que signifie le pardon. On me demande souvent comment j’ai pu aimer mon père malgré ce qu’il a fait, mais je ne vois pas le rapport avec l’amour. Poser cette question, c’est essayer de simplifier une vérité abrasive. En réalité, tout le monde a dans son entourage des personnalités complexes, mais fantastiques. Si mes lecteurs sont honnêtes envers eux-mêmes, ils savent que mon histoire n’a rien d’exceptionnel. Ça n’est même pas le récit d’une souffrance, mais celui d’une fille qui grandit. Un récit banal, en somme. Avec des contrastes plus prononcés qu’ailleurs.
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