Daft Punk, on se lève et on se casque

Ça aurait pu facilement continuer comme ça encore dix, vingt, trente ans, à enchaîner les doublures fantômes sous les casques, à jeter un vague featuring en pâture aux fans tous les cinq ans et à teaser ici et là d’hypothétiques projets au travers de vidéos cryptiques sans que jamais on n’en voie le bout nulle part. Ça aurait pu, mais en fait non : Daft Punk a préféré, via une vidéo mise en ligne ce lundi, annoncer sans détour sa séparation. Ainsi se termine donc le parcours d’un des duos les plus populaires et influents de la scène musicale internationale, habitué aux révélations spectaculaires, aux fausses pistes et aux projets délirants – par un simple recyclage sur YouTube d’images issues de leur long-métrage Electroma réalisé en 2006, titré « Epilogue » et augmenté d’un carton « 1993-2021 ». A croire qu’ils ont manqué de temps, fait ça sur un coup de tête ou que le mot de passe de leur compte a fuité quelque part. Ça aussi, ça aurait pu, mais en fait non, non plus – leur attachée de presse Kathryn Frazier a bien confirmé, sans donner de plus amples informations.

Daft Punk fait sa sortie en plein marasme culturel et évènementiel, conclusion assez logique finalement à ce qui avait démarré comme un projet on ne peut plus hypothétique, mariage sans faire-parts annoncé absolument nulle part entre Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, deux membres de l’anecdotique groupe noisy pop Darlin’, passés à l’électronique sous l’influence d’Andrew Weatherall, DJ et producteur anglais qui naviguait librement entre le monde des clubs et celui du rock indépendant via son groupe Sabres Of Paradise, ses remixes pour My Bloody Valentine ou Happy Mondays et la production d’un disque qui restera, à ce titre, emblématique, le Screamadelica des écossais de Primal Scream. Autant de références essentielles pour comprendre le succès de ceux qui deviendront, quelques années plus tard à peine, les deux anonymes les plus révérés de la planète.

Il y a les disques bien sûr. Le maxi Da Funk/Rollin & Scratchin qui aura fait pour beaucoup durant la seconde moitié des années 90 ce que Weatherall et Screamadelica avaient fait pour la première – le dancefloor pour les nuls, expliqué en 13 minutes chrono, mélodique et immédiat d’un côté, bestial et terrassant de l’autre. Homework, premier album décousu, inégal mais euphorisant, raillé à l’époque par une critique qui avait du mal à passer la seconde et par les clubbers pas franchement rassurés par l’arrivée du duo chez Virgin et cette place un peu trop envahissante laissé aux clips qui écrasaient tout, jusqu’à la musique – dans celui de Da Funk, réalisé par Spike Jonze, le titre passait littéralement au second plan, dominé par la mis en scène et les dialogues. Discovery, arrivé en terrain conquis, présent partout tout le temps, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’écœurement, aux singles très vite essorés (One More Time, Harder Better Faster Stronger) mais au final encore aujourd’hui époustouflant (Face To Face, Too Long). Human After all, tellement décevant qu’une rumeur voulait qu’il s’agissait d’un faux album mis en ligne sur les sites de peer-to-peer pour brouiller les pistes – hélas, non. La bande-son de Tron : Legacy en 2010, qu’une faction minoritaire mais pas si dissidente, considère comme son plus grand disque. Random Access Memories, débarqué sur le tard, sans prévenir, tel un groupe de mafieux chez ses débiteurs, flanqué d’invités de luxe (Giorgio Moroder, Nile Rodgers, Pharrell Williams) et de pleins cartons de soupe frelatée à écouler – ce Get Lucky de cauchemar que plus personne ne peut écouter.

Il faut aussi compter tous les à-côtés. Les projets hors-normes comme Interstella 5555, film supervisé par Leiji Matsumoto, légende de l’anime et du manga à qui l’on doit entre autres Albator, ou Electroma, long-métrage méditatif et muet, présenté à Cannes en 2006. Les escapades en solo – Le Knight Club, les labels Roulé et Crydamoure, les singles fous de Together, la BO aliénée d’Irréversible. Enfin, et peut être surtout, la scène. C’est là où Daft Punk avait fini par devenir un monstre, un vrai – sur la tournée Alive, mash up sonore et visuel délirant qui a sillonné le monde pendant près de deux ans en 2006 et 2007. Un show millimétré mais pas moins euphorique et parfois surprenant. A Paris, le 14 juin 2007, ils avaient réservé la primeur d’un rappel effarant – Together avait retenti dans Bercy sous une clameur de judéens libérés des cachots avant de se télescoper dans Music sounds better with you, scie XXL produite par Bangalter, Benjamin Diamond et Alan Braxe sous le nom de Stardust en 1998. Ce soir là même les détracteurs les plus virulents avaient été forcés de mettre un genou à terre.

Mais s’ils étaient aussi admirés, c’était peut être, au fond, pour tout autre chose. A une époque où on est avant tout connu pour être célèbre, où il faut occuper le terrain jour et nuit, Daft Punk étaient rares et discrets, à la fois plongés jusqu’au cou dans l’absurdité de l’industrie et totalement à côté, continuant à faire leurs courses chez Monoprix alors que trois générations dansaient sur Get Lucky, débarquant à Cannes sans qu’aucun photographe ne quitte son tabouret pour eux. A des heures où rien n’était plus payant que la constance butée et la subordination au public, ils se permettaient d’enchaîner des collages funky aussi efficaces que grossiers avec des bandes-son pleines de cordes glissantes et de vrilles désespérées, de passer en un éclair des abonnés absents aux suzerains omnipotents (leur apparition en 2016 sur le single Starboy de The Weeknd). Encore aujourd’hui, à une période où l’on ne supporte plus la mort et les départs, les histoires qui se finissent une bonne fois pour toutes et proprement, Daft Punk a fait le choix de mettre fin à son histoire définitivement, sans cérémonie, comme un point au bout d’une phrase, très simplement. Si on fait le compte, c’est peut-être de ce côté là qu’ils manqueront le plus.

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