En 2017, le Coréen Bong Joon Ho (Parasite) faisait le buzz en projetant à Cannes sa production Netflix, Okja. Depuis, des réalisateurs majeurs sont passés à la diffusion télévisuelle à péage, avec de grandes œuvres. Les raisons d’une telle adhésion viennent-elles d’une plus grande liberté créatrice ? Quelles en sont les conséquences : l’univers des séries grignote-t-il le cinéma ? Et ce nouveau marché de la création-diffusion conduit-il à la mort des salles ?
Le prestige
Tous les réalisateurs de cinéma produits par les plateformes de streaming sont les premiers à défendre la salle comme lieu prédestiné de leurs films. Ils viennent de là. Mais ils sont aussi unanimes à constater l’expérimentation de narrations nouvelles grâce à ces nouveaux producteurs-diffuseurs, sur des projets refusés par les grands studios (« majors »). Avec The Irishman (Netflix) en 2019, Scorsese surfe sur une intrigue qui débute comme Les Affranchis (1990), pour verser dans le procès de Jimmy Hoffa (1913-1975), président du syndicat des routiers de 1957 à 1964. Al Pacino qui l’interprète y trouve un de ses meilleurs rôles. La reconstitution des années 1950-60 est somptueuse. L’image est filmée pour la salle, en scope (écran large), ce qui n’est pas le format de l’écran de télévision auquel le film est réservé.
La qualité de telles productions est apparue avec Okja (2017) projeté à Cannes, puis les frères Coen réalisent La Ballade de Bustter Scruggs (2018), Alfonso Cuaron sort Roma (2019), les trois sur Netflix, tous encensés par la critique. Amazon, Apple, Disney, OCS… emboîtent le pas. David Fincher, passé par la série remarquable Mindhunter (Netflix, 2017), réalise Mank (2020) sur Herman J. Mankiewicz, le scénariste de Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Résultat : six nominations aux Golden Globes 2021. Grand luxe, Netflix achève le dernier film posthume d’Orson Welles, De l’autre côté du vent (2020), dans une grande opération de séduction pour cinéphiles. Toutes ces oeuvres prestigieuses sont produites par Netflix, qui les distribue sur son seul canal : la marque a inventé une ligne éditoriale leader sur le marché.
Warner a annoncé la prochaine sortie simultanée de ses blockbusters en salles et en streaming (Wonder Wooman 1984, Dune). Disney+ a décidé de diffuser sur sa seule plateforme ses films de Noël 2020, Mulan et Soul, faute de cinémas ouverts suite à la pandémie. Par ailleurs, le réalisateur estampillé Disney Jon Favreau (Iron Man, Le Livre de la jungle) a créé la première série TV avec acteurs dérivée de Star Wars. The Mandalorian (2020), avec un visuel digne des films, et des codes narratifs respectueux de ceux du « sérial ». Même chose pour l’univers Marvel qui acquiert une nouvelle dimension télévisuelle avec Wandavision de la réalisatrice maison Jac Schaeffer qui a débuté au cinéma (Le Coup du siècle, 2019). Cinéma et télévision n’ont jamais été aussi emberlificotés.
A l’origine était David Lynch
Révélé au cinéma en 1980 avec Eraserhead et Elephant Man, David Lynch a franchi le pas de la télévision dès 1990 (il y a trente ans) avec la série Twin Peaks (Netflix, déjà). Le réalisateur américain a révolutionné le monde des séries qui stagnait entre Dallas, Starsky et Hutch, Hawaï Police zéro, K2000, autres Supercoptère et rediffusions de Columbo. Avec Twin Peaks, Lynch abandonne l’unitaire (un épisode/une histoire) pour le feuilleton (une histoire/N épisodes). Art vieux comme la presse (Süe, Dumas, Hugo, Balzac), puis le cinéma (Les Vampires de Feuillade, 1916), Lynch réinvente le « serial » dans un récit gigogne.
Avec David Lynch, le fameux « cliffhanger », qui donne envie de connaître la suite, est remplacé par un mystère insondable, générateur d’ambiances plus que de suspense. Les digressions se multiplient et chaque segment greffe une inconnue dans une énigme. Les intrigues s’emboîtent telles des poupées russes, suivent les pistes d’un labyrinthe sans fin. Le mystère est à la source de toutes les fictions. A la limite, on se moque de la résolution de l’énigme et plusieurs séries n’ont pas de conclusion. Comme disait Godard, « l’important n’est pas de comprendre, mais que cela soit beau« . Et si Lynch revient parfois au vieux « cliffhanger », c’est un clin d’œil.
Mais nous sommes dans l’univers des séries, pas du cinéma. A l’opposé de Scorsese ou Fincher, Lynch n’a pas réalisé de film prestigieux pour une chaîne TV ou une plateforme de streaming. Lui a fait l’inverse, en adaptant au cinéma sa série phare dans Twin Peaks, Fire Walk with Me (1992). Les temps changent : avec la présence de réalisateurs prestigieux, dont Lynch est le précurseur, le cinéma occupe aujourd’hui la télévision. Jusqu’à ce qu’elle le remplace ?
La pandémie des séries
Twin Peaks a donné le virus aux diffuseurs, en boostant les pools de scénaristes, les budgets, et appelant des réalisateurs prestigieux. Nous ne sommes plus dans le soap opéra, le polar/action, mais la fresque. En 2005, Rome (HBO), dont les trois premiers épisodes sont réalisés par Michal Apted (Gorilles dans la brume, 1989), est un somptueux péplum qui révolutionne la représentation de l’Antiquité. La reine des séries demeure Game of Throne (2011-2019), de l’indétrônable HBO dans les blockbusters télévisuels, principal rival de Netflix. Sans grands noms à la réalisation, la mise en images lorgne sérieusement du côté de Ridley Scott (Kingdom of Heaven, 2005) et de Peter Jackson (Le Seigneur des anneaux, 2001-2003).
Lost, Mad Men, Breaking Bad, House of Cards, Westworld, Black Mirror… sont suivies par des fans du monde entier en simultané, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Dans le monde d’avant, le feuilleton était un rendez-vous (Belphegor, 1965), on peut désormais regarder des saisons entières quand on veut. Pendant longtemps, les seuls fans de séries étaient ceux de Star Trek, les Trekkies. Désormais, tout le monde a la sienne et ses forums. Le genre s’est diversifié dans le ciblage de niches comme une traînée de poudre. La diffusion étant mondialisée, la niche est devenue un chenil, un marché énorme, rentabilisé par la diffusion à péage de masse.
Le Brésil a ses telenovelas, l’Espagne sa Casa de Papel, la France ses Dix pour cent, Engrenages, Kaamelott, Village français. L’Angleterre avec The Crown, le Danemark et Borgen, sans parler du domaine asiatique : le phénomène est mondial. L’Australienne Jane Campion, seule réalisatrice ayant reçu une Palme d’or pour La Leçon de piano (1993), signe les deux saisons deTop of the Lake (2013) ; Eric Rochant (Les Patriotes, 1984) passe à la série TV avec Le Bureau des légendes (Canal+, 2015). Eric Benzekri et Jean-Baptiste Delafon, après s’être fait la main sur Les Lascars (2012) et Seize ans ou presque (2013) pour le cinéma, réalisent le phénoménal Baron noir (Canal+, 2016).
La série israélienne BeTipul (2005) est adaptée partout dans le monde. C’est Olivier Nakache et Éric Toledano (Le Sens de la fête, 2017) qui s’y collent en France avec En Thérapie (Arte, 2021). Alexandre Astier (Astérix – Le secret de la potion magique, 2018), vient d’adapter sa série Kaamelott (M6, 2005) pour le cinéma, toujours en attente de la réouverture des salles. Avec les séries, cinéma et télévision sont devenus encore plus poreux.
La mort des cinémas ?
Comment réagissent les distributeurs et exploitants qui voient leurs établissements fermés pendant que leur public s’habitue à consommer du cinéma et des séries sur canapé ? « Ce qui est le plus inquiétant, c’est la petite musique jouée par les jeunes qui remettent directement le cinéma en cause, je l’entends souvent de leur part. Du fait que des films importants se retrouvent sur les plateformes américaines, alors pourquoi aller en salle ? A mes yeux, la principale inquiétude vient de là », estimait en décembre 2020 Samuel Merle, programmateur des 7 Parnassiens, des 5 Caumartin et du Lincoln, à Paris.
A chaque apparition d’un nouveau média, le précédent se sent menacé : l’oral par l’écrit, le papier par la radio, puis la télévision, le théâtre par le cinéma, le grand écran par le petit, le vinyle par le CD, qui disparaît au profit du streaming… Séries et films prestigieux deviennent par ailleurs des phénomènes médiatiques par leurs records d’audience et les échanges sur les réseaux sociaux. La tendance est favorisée par la conjoncture pandémique qui l’amplifie. Le déconfinement de juin à novembre a cependant démontré la fidélité des spectateurs à leurs salles. Une appétence qui ne faisait que croître en septembre-octobre 2020, tuée dans l’œuf par le couvre-feu de novembre et le deuxième confinement.
Face à la vogue des platefomes de diffusion, les grands réalisateurs passés au streaming ne devraient pas pour autant délaisser le grand écran pour le petit. Les qualités proprement cinématographiques (réalisation, mise en scène, acteurs) de leurs œuvres destinées à ces nouveaux producteurs-diffuseurs le démontrent. Ces films ont été réalisés dans les mêmes conditions que pour la salle et reflètent l’indépendance de leurs auteurs. Ils mériteraient le grand écran et s’y retrouveront sans doute un jour. Netflix avait pour projet de développer un circuit de distribution en salles. Qu’en est-il ? Un futur retour à l’envoyeur ? Cinéma pas mort.
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