Cuisses potelées, oreilles décollées… Les différences inspirent les nouveaux canons de la beauté

Formes plus généreuses, physiques atypiques et beautés ethniques, les codes de la beauté évoluent. Pas toujours sans douleur… Décryptage.

La dernière Fashion Week de Paris a donné le signal. Tout a commencé par les modèles girondes du défilé Etam. Pour la collection Power dressing de Balenciaga, les mannequins de tous âges «incarnaient les canons de beauté du présent, du passé et de l’avenir» aux côtés de Bella Hadid. Même topo chez Mugler où grands nez, oreilles décollées et drôles de frimousses dominaient le catwalk. Sur les podiums L’Oréal Paris, la mannequin britannique Iskra Lawrence n’a pas hésité à montrer ses cuisses potelées et Helen Mirren ses 74 ans. Quant aux anciennes tops devenues quinquas, elles ne quittent plus la scène. En septembre, The Body Shop a aussi organisé un happening avec une centaine de mannequins âgés de 18 à 65 ans pour promouvoir le mouvement body positive. La publicité n’est pas en reste. On voit désormais tous les gabarits s’afficher en lingerie Calvin Klein.

Le monde du luxe hésite encore mais Gucci adore les incarnations hors-norme et, sur Instagram, le transgenre Teddy Quinlivan est l’un des nouveaux visages de Chanel Beauty. Aux États-Unis, cela fait dix ans que les canons ont explosé. On est loin d’une époque où le grain de beauté de Cindy Crawford faisait jaser. En 2019, le vitiligo d’une Winnie Harlow n’est plus un problème et la transgenre Valentina Sempaio défile pour Victoria’s Secret. Chez nous, le phénomène est encore récent. La France a encore du mal à se voir autrement qu’en teenager filiforme aux yeux clairs. Malgré Naomi, malgré Jean Paul Gaultier, malgré les campagnes Dove, malgré Ines de la Fressange et Isabella Rossellini.

Le boom des fortes personnalités

«Depuis six mois, on nous demande moins de poupées russes et beaucoup plus de filles différentes, avec des formes, plus naturelles, plus âgées», confirme Nathalie Cros-Coitton, directrice de l’agence de mannequins W360, qui vient même de créer un département Curve, où les rondeurs et les taches de rousseurs d’Odile G font fureur. Les mensurations de ces nouvelles divas ? «Du 40-42 au lieu du 34-36 habituels, avec un tour de hanche de 100, voire 110», répond Fabrice Antronico, qui manage le service. En gros, le format de la Française moyenne. Leur point commun ? «Elles sont radieuses, solaires, souriantes», ajoute notre pro. Peut-être parce qu’elles mangent à leur faim. Surtout, elles reflètent la société actuelle… Et le marché.

Pragmatiques, les marques cherchent aussi à séduire la clientèle chinoise, sud-américaine et africaine en pleine expansion. On voit de plus en plus de mannequins asiatiques et d’égéries métissées, comme Zendaya chez Lancôme ou Dua Lipa chez Yves Saint Laurent. Bien sûr, cela fait longtemps que «toutes les beautés» sont entrées chez L’Oréal, maisle groupe mondialisé a franchi une étape supplémentaire vers l’universalité. «Aujourd’hui, la notion de canon de beauté est dépassée, note Jamel Boutiba, directeur général de L’Oréal Paris. D’ailleurs, nous ne parlons plus d’égéries, seulement de porte-parole. Nous cherchons avant tout de fortes personnalités, de vraies femmes qui ont un vécu et des choses à dire comme Leïla Bekhti, Céline Dion, Isabelle Adjani, Jane Fonda ou Viola Davis. Nous n’avons aucun tabou du moment que ces femmes partagent nos valeurs.»

Dernière recrue, Marie Bochet, skieuse paralympique, tandis que Biotherm a engagé le nageur handicapé Théo Curin. Le prochain combat ? Celui de l’âge… pas tout à fait remporté. «Les femmes ont gagné vingt ans en vingt ans, souligne Jamel Boutiba. Or, les plus de 60 ans, que nous appelons les new elders, n’ont aucun modèle de féminité auquel se référer. Elles doivent inventer une nouvelle forme de beauté. Tout reste à imaginer.» Le Vogue américain a commencé, en consacrant tout un numéro aux «jeuniors» avec Jane Fonda en couverture.

La silhouette en X made in Instagram

Tandis que certaines assument fièrement leurs courbes et que l’actrice Charlotte Gaccio, (la fille de Michèle Bernier et Bruno Gaccio) déclare la guerre à la «grossophobie», taille de guêpe, abdos en béton, fessier rebondi et poitrine généreuse font florès sur les réseaux sociaux. Cette nouvelle silhouette en X devient le nouvel idéal de beauté, au point de pousser les jeunes à avoir recours à la chirurgie esthétique. Quand les filtres Snapchat, les applications de retouches et le port de corset ne suffisent plus, les jeunes n’hésitent plus à franchir la porte des cabinets médicaux dans l’objectif de ressembler à leurs idoles.

En France, par exemple, la demande de lipofilling – un acte chirurgical qui consiste à prélever sa propre graisse pour l’injecter à haute dose dans les fesses – a bondi de 20 à 30 % ces dernières années (enquête 2018 de l’IMCAS Aesthetic Surgery & Cosmetic Dermatology). «Les réseaux sociaux jouent clairement un rôle de bouche-à-oreille numérique. Ils permettent aux jeunes de s’informer facilement sur la chirurgie esthétique, ce qui était impossible jusqu’à maintenant», explique Tracy Cohen Sayag, directrice de la clinique des Champs-Élysées, à Paris.

Si le code de déontologie interdit aux médecins de faire la promotion de leurs pratiques, les starlettes de la téléréalité et des réseaux sociaux se chargent de leur communication. Depuis leur smartphone, elles partagent leur expérience avec leurs abonnés, jusqu’à filmer leur moment bistouri. Est-ce une coïncidence si les millennials (18-35 ans), premiers utilisateurs d’Instagram, consomment désormais plus de chirurgie esthétique que les 50-60 ans (enquête 2018 de l’IMCAS Aesthetic Surgery & Cosmetic Dermatology) ? «On a assisté à un rajeunissement de la demande», confirme Tracy Cohen Sayag, dont 50 % des clients ont moins de 35 ans (contre 10 % en 2011).

Vers la « body neutrality » ?

Pierre Bisseuil, tendanceur pour l’agence Peclers, se montre un peu plus réservé sur l’évolution des normes esthétiques. «C’est très confus ce qui se passe en ce moment, constate-t-il. Bien sûr, il y a une ouverture à la diversité, à la normalité et à la marge, surtout aux États-Unis, mais ça bouge plus dans la mode que dans la beauté malgré les bonnes intentions.» Même le rôle des réseaux sociaux se révèle ambigu. D’un côté, ils libèrent, de l’autre, ils aliènent. Le naturel affiché semble encore bien loin du réalisme.

Les nouvelles icônes des jeunes comme Kim Kardashian, Rihanna ou Beyoncé ne sont certes pas minces, mais ont des corps sculptés, athlétiques, «contourés», totalement sous contrôle et dans la performance, car ils incarnent la femme qui reprend le pouvoir. Avec les filtres et les selfies, le désir de transformation est toujours là, on ne se montre pas telle que l’on est mais telle que l’on voudrait être. Comme chaque mode a son effet pervers, le body positivisme devient à son tour une pression supplémentaire pour certaines.

Désormais, on parle de body neutrality, qui vise à trouver un équilibre entre la détestation de soi et l’injonction à s’aimer coûte que coûte. Une idée défendue, entre autres par Autumn Whitefield-Madrano, auteur de l’ouvrage Face Value. The Hidden Ways Beauty Shapes Women’s Lives. L’idée est de gagner en liberté en prenant de la distance par rapport à son corps, à ne plus se poser de questions en permanence sur lui. On fait comment ? En ne se regardant plus dans la glace. Qui commence ?

Source: Lire L’Article Complet