Sur son visage, on peut lire combien elle est bouleversée, traversée par des sentiments mélangés. « C’est percutant, c’est fort », dit-elle en se tenant le ventre car c’est là que tout se joue. En ce soir de générale à l’Opéra de Lyon, cette admiratrice de la première heure de Pina Bausch est comme beaucoup de spectateurs : sonnée et heureuse d’avoir vécu si fort deux heures et demi durant.
Si cette spectatrice a pu renouer avec la chorégraphe qu’elle affectionne, c’est que le ballet de l’Opéra de Lyon vient d’inscrire à son répertoire Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (Sur la montagne on entendit un hurlement). Et c’est un événement car jamais jusqu’ici une autre compagnie que celle de la chorégraphe allemande, le Tanztheater Wuppertal, n’avait interprété l’une de ses créations. Julie Guibert, la directrice du ballet souhaitait creuser un autre sillon avec ses danseurs, convoquer une autre forme de virtuosité.
C’était absolument indispensable d’inscrire Pina Bausch au répertoire du ballet de l’Opéra de Lyon. C’est une femme qui a été pionnière dans ce qu’elle a fait surgir du vivant. Elle a convoqué le monde sur un plateau. Le ballet n’avait jamais eu accès à cette chose-là.
directrice du ballet de l’Opéra de Lyon
Ces questions ont parfois dérouté les danseurs du ballet, telle Kristina Bentz qui devait imaginer et figurer « quelque chose qui devient de plus en plus fort et qu’on ne peut plus arrêter. C’était hyper dur pour moi de répondre, confie-t-elle. Tu te sens un peu dérangée mais tu ne sais pas pourquoi. Ça m’a beaucoup perturbée. »
Quelque chose de très fragile
« Ça m’a fait traverser des états personnels liés à mon vécu et à mes souvenirs, raconte de son côté Marie Albert. J’ai pu réinjecter tout ce vécu dans l’interprétation de mon rôle dans la pièce. » Mais ce que cette dernière retient surtout, c’est que « chez chacun de ses collègues, elle a eu le sentiment de voir comme des éclosions, une nouvelle facette qu’elle ne connaissait pas » : « Quelque chose de très fragile, une forme de vulnérabilité. Je trouve ça magnifique, assure-t-elle, car on parle de quelque chose qui tient sur un fil. »
Le résultat sur scène est saisissant. Si de nouveaux corps se sont emparés de l’oeuvre originale, ils sont restés fidèles à son propos. « Le sang est différent mais cette espèce d’énergie vitale est toujours là, » constate la répétitrice Anne Martin, heureuse d’avoir relevé avec succès le défi de la transmission.
Ce que l’on présente n’est pas une pièce-musée, ce n’est pas quelque chose que l’on va ressortir des malles avec de la poussière. C’est moderne parce que c’est incarné par des corps d’aujourd’hui.
directrice du ballet de l’Opéra de Lyon
Il y a la panique de ces corps en fuite, les pas maladroits dans la terre meuble et la course jusqu’à l’épuisement. Il y a les bouches cousues, les étreintes forcées, les naufragés sur leur radeau. Il y a ce clown terrifiant aux allures de maître-nageur qui joue parfois les marionnettistes. Est-il l’incarnation de nos peurs enfantines ? Il y a les femmes meurtries et les corps lacérés. Pina Bausch convoque toute notre humanité sur le plateau. Et les danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon avec elle.
Quand elle crée cette pièce en 1984, Pina Bausch ne sait pas l’actualité de 2022. Elle ne sait pas les migrants en Méditerranée, les millions d’Ukrainiens sous les bombes, les corps des femmes en lutte pour défendre le droit à l’avortement. L’immense chorégraphe allemande disparue en 2009 sentait le monde avec une telle acuité, qu’aujourd’hui encore, sa pièce résonne comme si elle l’avait créée hier.
Pina Bausch n’a jamais souhaité donner d’explication à ses oeuvres. Il n’est pas question d’apporter la moindre réponse. On est face à nous-même et face à une humanité que l’on saisit par bribes, sur le plan intime, philosophique ou politique
directrice du ballet de l’Opéra de Lyon
« La violence, la folie et la tendresse »
Si la peur dans tous ses états est le sujet principal de Sur la montagne on entendit un hurlement, Pina Bausch y mêle habilement le burlesque et le cocasse. Par petites touches sans crier gare. La chorégraphe refusait de nommer ses idées, ses intuitions. « La pièce raconte ce qui nous lie les uns aux autres, analyse la directrice du ballet de l’Opéra de Lyon. Il y a la violence, la folie et la tendresse. Tout ce qu’elle convoque fait la peau de notre monde. »
« Elle vient soulever quelque chose de l’ordre de l’insaisissable et de l’indicible, conclut Julie Guibert. J’aime les endroits où l’on ne sait pas toujours ce que l’on regarde mais on est transporté et cela dépasse l’entendement. »
Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (Sur la montagne on entendit un hurlement) de Pina Bausch – Ballet de l’Opéra de Lyon, du 28 juin au 7 juillet 2022
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