On nous avait prévenus : le chanteur australien Nick Cave, 64 ans, se transforme en ouragan sous le feu des projecteurs. S’il est entré sur scène en toute sobriété, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le concert devienne explosif. Nick Cave s’est installé à Rock en Seine, vendredi 26 août, pour un show de plus de deux heures. Une bénédiction pour un public venu nombreux, et l’impression d’être au Stade de France.
Concert cathartique
Dans l’ombre d’une lumière bleue, le dandy australien arrive sur scène comme s’il pénétrait dans un salon cossu et chaleureux. Son équipe, composée notamment de son fidèle compagnon de route Warren Ellis, s’installe. Les musiciens règlent la bandoulière de leur guitare, tournent une dernière fois leurs clés d’accordement. Trois choristes, dans des ensembles pailletés, se raclent la gorge. Pas de temps à perdre, les milliers de personnes collées à la scène s’égosillent depuis déjà plusieurs minutes. « Get Ready for love. Praise him ! », démarre Nick Cave avec son timbre de baryton si reconnaissable. Les instruments s’échauffent, le concert peut commencer et le public est déjà en transe.
« Nick Cave a vécu des épisodes très douloureux, la musique est un exutoire particulier pour lui, il se donne de façon folle sur scène, le public ne s’y trompe pas », avait résumé au micro de l’AFP Matthieu Ducos, directeur du festival, il y a quelques jours. Après avoir perdu un premier enfant en 2015, le rockeur australien a annoncé le décès de son fils, âgé de 31 ans, en mai dernier. Un terrible événement qui ne l’a pas fait annuler sa tournée en Europe, à la surprise de tous ses fans : son deuil se fera en musique, aux côtés de son groupe et de son public, dans des concerts plus cathartiques que jamais.
La tempête avant le calme
Avec son costume trois pièces, ses longs cheveux noirs de jais impeccablement coiffés en arrière, on comprend bien pourquoi sa chanson Red Right Hand a été choisie pour le générique de Peaky Blinders. Comme les protagonistes de la série britannique, le chanteur australien est une sorte de bandit gentleman. Le regard posé, les mèches coincées derrière les oreilles, il donne l’impression que ses moindres faits et gestes sont contrôlés, orchestrés. Et pourtant, cela ne l’empêche pas d’exploser à chaque déflagration musicale : il jette son micro, donne des coups de pied dans son chevalet, martèle les touches de son piano sans qu’aucun pan de sa chemise ne sorte de son pantalon.
Avec Jubilee Street (2013), il se fait submerger par une rage exacerbée : il bondit, hurle. Il lance ses partitions en l’air, pousse son pied de micro. Ce n’est plus de la colère, c’est de la fureur. Derrière lui, des techniciens ramassent les objets pour les remettre à leur place comme s’il ne s’était rien passé. Le morceau finit sans micro, seuls les cinq musiciens continuent la mélodie et amplifient la voix du crooner pourtant inaudible.
La tornade passe… et c’est le retour au calme. L’inépuisable chanteur s’assoit devant son piano et se met à jouer Bright Horses (2019). Le musicien Warren Ellis, énervé sur sa guitare il y a quelques minutes, s’est lui aussi laissé tomber et chante doucement : « And I’m by your side and I’m holding your hand / Bright horses of wonder springing from your burning hand » (« Et je suis à tes côtés, je te tiens la main. Les chevaux étincelants de merveilles jaillissent de ta main brûlante »). Nick Cave reprend le contrôle et enveloppe le public, encore tout secoué, d’une étreinte de velours, l’entraînant d’une ambiance à une autre sans jamais le perdre.
Conteur d’histoires
Fondé en 1983, le groupe Nick Cave and the Bad Seeds a composé dix-sept albums au total, dont le dernier, Ghosteen est sorti dans les bacs en 2019. Toujours très rock, les titres flirtent aussi avec le blues, la folk ou la country. Une large palette de style pour une palette d’émotions toute aussi étendue que Nick Cave incarne avec fougue sur scène.
Au-delà d’être chanteur, il est aussi conteur. Au fil du concert, il partage des histoires douloureuses, tendres ou violentes. Pour son troisième morceau, From her to eternity (1984), il raconte la vie d’une jeune femme mélancolique dont le narrateur est éperdument amoureux. Fixant le public droit dans les yeux, le dandy australien se courbe et articule les paroles de sa chanson. Il grimace, fronce les sourcils. Sa respiration est parfois haletante et sa voix pleine de larmes. Il se jette au sol, s’agenouille et gémit. « Cry, cry, cry », répète-t-il face aux spectateurs qui fredonnent les paroles qu’ils connaissent par cœur. Quand arrive l’inimitable Red Right Hand (le générique de la série Peaky Blinders), il nous entraîne avec lui dans les rues de Londres à la poursuite d’un homme à la main rouge. Il emprunte un béret dans la foule et fait mine de le poser sur sa tête. Ses musiciens, multi-instrumentistes, passent de la guitare au violon, du tambourin au xylophone, au rythme des histoires et des morceaux.
Au fil de la soirée, Nick Cave parle à la fois de la cruauté d’un Dieu vengeur avec City of Refuge (1988), et de la bonté absolue dans O Children (2004). Il évoque aussi la faiblesse de la chair dans l’explosif Jubilee Street et la force de l’amour avec Waiting For You (2019). Mais le moment le plus bouleversant, reste celui où il interprète la chanson I Need You (2016). Ce morceau, sorti en 2016, est dédié aux deux fils qui lui restent, Luke et Earl. Face à son piano, l’homme, soudain si fragile, n’a plus rien à voir avec celui qui bondissait sur scène quelques minutes plus tôt. « Il m’a émue jusqu’aux larmes », souffle une dame d’une quarantaine d’années, une fois le morceau terminé et le chanteur acclamé.
Une grande générosité
Émerveillé par ses histoires, le public l’est aussi par sa générosité. Nick Cave déploie un scénario de deux heures dans lequel il inclut les spectateurs et ses musiciens. Il prend le rôle du narrateur, mène la danse. Dès qu’il frôle le bord de scène, des doigts cherchent à l’agripper et à l’attirer dans la fosse. Au lieu de lutter pour ne pas chuter, le chanteur se laisse tomber sans perdre son micro et sa prestance. Il saisit chaque main que son regard croise. Sur Higgs Boson Blues (2013), alors qu’il glisse ses longs doigts autour de ceux d’un spectateur, des dizaines de mains viennent souder cette union. Intense.
Ces contacts forts avec le public, il les crée aussi entre chaque chanson. Le nombre de « Merci Paris, vous êtes incroyable » ne se compte plus. Après le premier son, il fixe quelqu’un au hasard dans la foule. « Cette chanson est pour toi. Quel est ton nom ? Annabelle ? Ma chanson ne s’appelle pas ‘Annabelle’ mais je vais la chanter pour toi ». Nick Cave donne l’impression au public qu’il est unique. Même après deux heures énergiques de concert et quinze chansons interprétées, il revient sur scène pour deux morceaux, dont l’emblématique In my Arms (1997).
Le chanteur exprime de manière toute aussi frontale son amitié pour son équipe. Alors qu’il chante White Elephant, il invite ses trois choristes à venir sur le devant de la scène. Ils s’exécutent, mêlent leurs voix à celle de Nick Cave qui se met alors à genoux devant eux pour leur laisser la lumière. Mais c’est surtout sa complicité avec son musicien Waren Ellis qui nous touche en plein cœur : sur Higgs Boson Blues les deux hommes s’embrassent et s’enlacent dans un grand moment d’amour fraternel.
« Je ne m’en remets pas, je vais avoir du mal à redescendre, c’était incroyable », confie un jeune garçon à son amie, encore en état de choc. Quand les spectateurs quittent la prairie de Rock en Seine, la plupart sont encore tout retournés. Des rockeurs, fans du groupe depuis les années 80, étaient heureux de retrouver leurs idoles. D’autres, peut-être là par curiosité, repartent ébahis de cette découverte. Le pouvoir de séduction de Nick Cave and the Bad Seeds est imparable.
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