"Le tournage a été hyper rock'n'roll" : entretien avec les réalisateurs de la série "Le Monde de Demain" sur la naissance du hip-hop français

Dans l’excellente série Le Monde de Demain, à voir actuellement sur Arte et Arte.tv, le couple de réalisateurs Katell Quillévéré (Suzanne, Réparer les vivants) et Hélier Cisterne (Vandal, De nos frères blessés, Le Bureau des Légendes) nous plongent dans les années 80, à l’époque des prémices de l’explosion du hip-hop en France. On y suit la trajectoire du futur groupe NTM, JoeyStarr et Kool Shen, mais aussi du DJ Dee Nasty, pivot de l’introduction du mouvement en France, et de leur entourage.

Afin de « comprendre comment le hip-hop les a percutés » mais aussi « comment ils se le sont approprié« , au travers de la break dance, du graffiti, du Dj’ing et du rap, Katell Quillévéré et Hélier Cisterne ont recueilli les témoignages de nombreux protagonistes de l’époque. Précis, exigeants et constamment à hauteur de leurs personnages adolescents, ils ont été « très loin dans la vérité historique » avec un grand souci du détail, parce que, disent-ils, ce sont « les petites histoires qui construisent la grande« . Bien que le tournage n’ait pas été de tout repos, leur pari, qui était de montrer l’énergie de la jeunesse en mouvement, est réussi. Tout est vivant et tout sonne juste : les acteurs, les dialogues, la musique, les décors. A écouter ces deux passionnés, on comprend pourquoi : rien n’a été laissé au hasard.



Quels sont vos rapports personnels avec le hip hop ?

Katell Quillévéré: On était adolescents au milieu des années 90, au moment où des groupes comme NTM ou IAM étaient des stars. On a découvert NTM au moment de son apogée.
Hélier Cisterne: On a vécu l’exposion de cette culture, qui nous parlait. Mais nous n’avons pas dansé ou pratiqué autrement qu’en tant qu’auditeurs : on écoutait du rap et on allait aux concerts.

Plutôt que de vous demander ce que vous vouliez faire, j’ai envie de savoir ce que vous ne vouliez pas faire avec cette série.
HC : On ne voulait surtout pas flatter la légende, le mythe, et brosser dans le sens du poil l’image qu’a la culture hip hop et le rap en France. L’image de quelque chose de dur, testostéroné, belliqueux, violent et agressif.
KQ : On voulait déconstruire les clichés mais on voulait surtout n’avoir aucun jugement préalable puisque ce n’est ni notre histoire ni directement notre culture. Nous ce qu’on sait faire, c’est du cinéma, on en fait depuis une dizaine d’années, et on sait aussi écouter. On a donc consacré des dizaines d’heures d’entretiens aux personnes qui ont vécu et créé ce mouvement. On voulait comprendre comment le hip-hop les a percutés, comment ils se le sont appropriés et ce qu’ils en ont fait. On est persudadés que pour échapper au biopic convenu, il faut rentrer dans les détails car ce sont les petites histoires qui construisent la grande.
HC : On voulait raconter la société de l’époque, y compris les injustices et la révolte, mais on voulait suivre avant tout ces adolescents dans ce qui les faisait vibrer et les passionnait, le hip-hop, loin de toute idéologie. C’est pourquoi la série suit le chemin émotionnel des personnages avant de raconter quoi que ce soit sur la société française. Quand Bruno (Kool Shen) nous a raconté le coup du vase brisé chez Didier (JoeyStarr), ça nous a fait rire, et on a décidé d’en faire le pivot du premier épisode. On ne voulait pas être dans quelque chose de préconçu.
KQ : Ce sont des adolescents qui inventent cette culture, on voulait se mettre à leur hauteur en étant attentifs à ce qu’il y avait de surprenant dans leur histoire. Ce qu’on essaye de transmettre c’est que c’est une histoire de jeunesse.

« Dee Nasty est celui qui a ouvert toutes les portes »

Dans la série, le parcours de Dee Nasty prend autant de place que celui de NTM. Pourquoi ne pas avoir choisi IAM qui débutait aussi au même moment à l’autre bout de la France ?
KQ : Ce qui nous a poussés à choisir NTM c’est que c’est quasi le seul groupe de rap français des débuts qui a épousé toutes les disciplines du hip-hop : la danse, le graff puis le rap, ce qui allait nous permettre de raconter le mouvement. Quand on a découvert Daniel (Daniel Bigeault alias DJ Dee Nasty), son histoire était tellement riche et elle nous a tellement touchés qu’on en a fait un des personnages majeurs de la série, parce qu’il était, de fait, le personnage principal de ce mouvement à cette époque, celui qui a ouvert toutes les portes. Et puis à la différence d’IAM, qui a connu le succès comme NTM, Dee Nasty est resté davantage dans l’ombre. Or ça nous intéressait de raconter comment un mouvement se construit toujours de lumière et d’ombre. De la même manière que nous nous sommes ouverts à des personnages féminins, pour laisser de la place à des inconnues qui ont été essentielles comme Lady V, comme Béatrice, comme la maman de Kool Shen.

Cela a-t-il été facile de convaincre le discret Dee Nasty de se dévoiler ? Parce que vous montrez vraiment son côté idéaliste et hyper sensible, très affecté par la tournure du chacun pour soi que prend le mouvement assez tôt.
KQ : Daniel, comme les vraies personnes qu’on représente dans la série, sont des gens hyper entiers, donc quand ils racontent leur histoire c’est toujours avec sincérité, avec fragilité, sans tricher. Alors évidemment c’est une question de confiance et on a mis du temps à l’établir avec chacun d’entre eux.
HC : De toute façon, ils ont tout lu, il y a eu beaucoup de discussions autour du scénario, c’était une évidence pour nous dès le départ de faire cette série avec eux. La chance qu’on a eue c’est que c’est une génération très lucide et pas du tout dans l’idéalisation de cette époque. Quand on rentrait dans l’intime, on leur expliquait pourquoi on le faisait et quel sens ça avait. Dans l’histoire de Dee Nasty et Béatrice, on a fait les choses avec pudeur, en faisant attention à ce que rien de ce qui était montré ne le soit de façon « gratuite« . Raconter la vie de personnes encore vivantes c’était une pression énorme. On ne leur a pas imposé non plus de venir sur le plateau, mais beaucoup sont venus d’eux-mêmes.

Mis à part Kool Shen, issu d’une famille unie, vous montrez que les autres premiers rôles de cette histoire étaient issus de familles désunies ou avaient eu des débuts de vie cabossés. Vous soulignez notamment dans la série que Vivi (graffeuse, danseuse et compagne de Kool Shen, disparue en 2000), avait été élevée sans père et qu’elle en gardait une blessure. C’était pour donner de l’épaisseur au personnage ?
KQ : On est convaincus que dans la phase de passage de l’adolescence à l’âge adulte, nos blessures et les difficultés sont essentielles à notre construction. Peut-être que Vivi ne se serait pas plongée dans le tag comme elle l’a fait si elle avait eu papa et maman à la maison, parce que c’est une question de construction identitaire. Ce qu’on suggère dans cette trajectoire, c’est que le tag est aussi un endroit où tu peux te réinventer, te choisir un nom à toi qui n’est ni le nom de ton père ni celui de ta mère. Ce geste est cathartique. En fait l’art est cathartique, et le hip-hop est cathartique pour cette jeunesse qui traverse des souffrances.

« On nous balançait parfois les scénarios à la gueule »

Qu’est-ce qui a été le plus difficile à faire pour vous dans cette série ?
HC : Ce qui a été le plus difficile ça a été de tenir tous ces fils en même temps sans que personne ne se braque et s’en aille. On cumulait tous les défauts : une série d’époque, avec beaucoup de décors et une histoire vraie et musicale avec des tas de droits musicaux à payer alors qu’on avait un budget limité. Par exemple on a failli ne pas avoir le droit de représenter le groupe Assassin, pourtant fondamental dans cette histoire en tant que précurseur de la vague moderne de rap en France. On voulait absolument avoir leur premier morceau, La Formule secrète. Recréer un faux morceau à leur façon, ça aurait enlevé la magie, on voulait le vrai truc. Il a fallu convaincre certaines personnes que si elles nous interdisaient de les représenter elles nous forçaient à mentir. D’un autre côté, on ne pouvait pas faire de place à tout le monde. Une place de conseiller, oui, mais pas de droit de regard parce que sinon c’était la fin du monde, là ! (rires) Je le dis très humblement : nous deux ça fait plus de dix ans qu’on fait du cinéma, alors des galères on en a vécu, mais là on a travaillé comme jamais, c’était harassant. Il fallait gérer de l’humain aussi en permanence. Alors que tout était bordé, on nous balançait parfois les scénarios à la gueule en nous disant « n’importe quoi« , au motif qu’une phrase n’allait pas. C’était hyper rock’n’roll et en même temps on se nourrissait de ça. La personnalité et les punchlines de JoeyStarr nous ont servi : on a mis dans le scénario toutes les vannes qu’il nous envoyait à nous.

Les seconds rôles sont extraordinaires. Les parents de Kool Shen, Colt, Yazid… Y avez-vous apporté un soin particulier ?
KQ : Oui, il y a eu un énorme travail de répétitions même avec les seconds rôles, parce que ce sont souvent eux qui font la différence entre un bon film et un très bon film. Mais au départ il y a un énorme travail de casting réalisé par Elise Vogel, qui a trouvé tous ces comédiens. Comme la plupart de ces personnages sont aussi des personnes vivantes, qu’on a rencontrées, on a une affection particulière pour chacun d’entre eux alors on cherche à en dire un maximum sur eux dès qu’ils sont à l’écran.

« On a été très loin dans la vérité historique »

Mais avez-vous rencontré le vrai Yazid, le vrai graffeur Bando, les vrais parents de Kool Shen ?
KQ : Yazid, qui état l’ami d’enfance de Didier (JoeyStarr) et a fait partie de NTM sur les deux premiers albums, a été hyper précieux. Il nous a donné toute sa version de l’histoire et c’est grâce à lui qu’on a pu tourner dans la cité Allende et Montjoie à Saint-Denis, où ont grandi Didier et Bruno. Ces cités n’ont pas trop bougé depuis les années 80 et on a été très loin dans la vérité historique et la reconstitution : les fenêtres des appartements de Kool Shen et JoeyStarr, ce sont leurs vraies fenêtres. L’endroit où ils posent le lino par terre pour danser, c’est le véritable endroit où ils ont posé ce lino à l’époque. La rue où ils se rencontrent c’est la rue où ils se sont rencontrés.
HC : On a beaucoup collaboré avec Solo d’Assassin et avec Franck Chevalier, le manager aux cheveux longs de NTM, et à distance avec Bando, qui nous a laissé l’utilisation de ses graffitis. On a aussi énormément parlé avec la maman de Kool Shen, Christiane Lopes. Pour l’anecdote, les cadres de photos qui sont dans l’appartement des Lopes dans la série, ce sont les vrais, tout comme la coupe qu’elle ramène à la maison. C’était hyper touchant en discutant avec elle de découvrir que Bruno et Didier étaient des gamins comme les autres, avec des parents qui leur disaient « Ne rentrez pas tard« . Ils ne venaient pas d’une planète extra-terrestre en banlieue parisienne où tout le monde fait ce qu’il veut.

« On place la même exigence dans une série que dans un film »

Vous avez tourné chacun plusieurs films. Quelle différence y-a-t-il dans la mise en scène et la direction d’acteurs entre un film et cette série ?
KQ : Vous voulez dire la frontière esthétique cinéma-série ? Mais nous on n’en met aucune ! En tant que cinéphiles, certaines séries, comme The Wire ou Les Sopranos, sont pour nous des chef d’œuvres aussi importants que des films de cinéma. Il n’y a pas de frontière artistique, idéologique, entre séries et cinéma. Et quand on fait Le Monde de Demain, on se dit : peut-être que cette série va être notre meilleur film. On place la même exigence, le même amour du cinéma dans notre démarche. On ne fait aucune différence. Après, la fabrication d’une série est extrêmement différente du cinéma et donc, de fait, ça induit des dispositifs différents, une manière de fonctionner différente.
HC : Dans tous les projets réalisés avec exigence, qu’ils soient réussis ou pas, on cherche une esthétique en phase avec ce que vivent nos personnages, qui devienne organique. Par exemple, ce n’est pas une série qui correspond à de longs plans mécaniques, avec de grands travellings très installés, pourquoi ? Parce qu’il y a une urgence dans la série, avec des personnages qui se redisposent en permanence dans les plans et se retrouvent aux prises avec des imprévus. On voulait être dans l’action, dans une histoire qui avance, raconter des choses au présent qui ne cessent de s’inventer. Didier rentre chez lui, il ne s’attendait pas à ce que son père réagisse comme ça, il prend de l’argent dans la poche dans sa doudoune, la planque, se barre, va chez Bruno qui ne l’attendait pas, il passe par la fenêtre et s’installe dans le lit etc. Tout le monde est dans quelque chose qui n’était pas prévu ou qui va déraper comme les scènes de graf où la police va débarquer. Il fallait donc une esthétique qui raconte que rien n’était prévu, et certainement pas avec un beau plan séquence sur rails, même en terme d’énergie de filmage. On a voulu à la fois inscrire ces personnages dans des plans larges, pour apporter la dimension sociale, tout en étant très près de leurs gestes: les billets qu’on sort de la doudoune, la cassette qu’on met dans le poste, la main du DJ sur son disque. C’est beaucoup de détails parce que ce qu’ils avaient entre les mains ce n’était pas grand chose. On n’a pas voulu tomber non plus dans une attitude documentaire caméra à l’épaule qui bougerait dans tous les sens. On voulait être avec eux, avec une caméra mobile qui aurait une attention forte à ce qu’elle filme, sans être brouillonne. Filmer les visages, filmer les corps et aimer ce qu’on filme. Ce qui était chouette, c’est qu’on avait l’impression d’être avec eux, dans la même énergie.

« Le Monde de demain », une série en six épisodes de 52 minutes. A voir sur Arte.tv jusqu’au 16 novembre, et depuis le 20 octobre sur la chaîne Arte (et plus tard sur la plateforme Netflix).

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