"Le jeune Haendel, c'est une virtuosité pure !" : rencontre avec le grand chef d'orchestre René Jacobs au Festival d'Ambronay

Le grand René Jacobs revient au Festival de musique ancienne et baroque d’Ambronay avec Haendel, quatre ans après y avoir présenté le célèbre oratorio Trionfo del tempo e del disinganno (en français : Le triomphe du temps et de la désillusion) Cette fois, le chef d’orchestre belge présente à l’Abbatiale deux cantates, Il delirio amoroso et Apollo e Dafne. Nous l’avons rencontré dans un salon de son hôtel peu avant le début du concert.

Franceinfo Culture : Vous êtes rare en France, le seul concert français de l’Orchestre baroque de Fribourg pour ce programme est à Ambronay…
René Jacobs : Oui, quand nous avons lancé ce projet des deux cantates de Haendel, la chance a voulu que cela tombe avec la période du Festival d’Ambronay. J’ai dit oui tout de suite quand ils me l’ont proposé, parce que le programme n’avait pas encore été joué ici. C’est un festival de musique ancienne très important et le cadre est unique.

Haendel, une fois encore. Quel est votre rapport au compositeur allemand ?
Mon rapport à Haendel a commencé très tôt, quand je n’étais pas encore chef d’orchestre mais chanteur. N’importe quel contre-ténor porte Haendel dans son cœur comme peut-être le compositeur le plus important. Évidemment, Haendel n’a pas composé explicitement pour des contre-ténors, mais dans ses opéras il y a de beaux airs et de beaux rôles pour des castrats et les contre-ténors sont devenus les remplaçants de ces voix qui ne sont plus là, Dieu soit loué, parce que c’est quand même quelque chose de très barbare.

Et en tant que chef ?
J’ai continué sur cette ligne comme chef. Ce ne sont pas les seules œuvres que je dirige évidemment – il y a bien d’autres choses, notamment du 19e siècle – mais Haendel est à part. Et surtout Haendel jeune. Le Trionfo del tempo e del disinganno qu’on a fait ici et ces deux cantates, Il Delirio amoroso et Apollo e Dafne, ont été composées à peu près dans la même année (1709, ndlr). Tout ça s’est fait dans une période très courte de sa longue vie, où il a été en Italie, surtout dans la ville de Rome. Et ce qu’il a composé là-bas, c’est jeune mais déjà extrêmement mûr ! Et d’ailleurs beaucoup de thèmes qu’il a inventés pour ces œuvres, il les a réutilisés plusieurs fois dans des œuvres postérieures. En quelque sorte, la musique qu’il a composée après contient certes beaucoup de chefs d’œuvre, mais ils sont moins modernes que ce qu’il a composé en Italie.

C’est la fougue de la jeunesse, la virtuosité de Haendel qui vous ont attiré dans les deux cantates choisies ?
La fougue de la jeunesse, oui. Elle est très claire dans ses œuvres, qui ont une pure virtuosité, pas seulement vocale, mais également dans l’écriture. Prenez l’exemple d’une voix de soprano qui est en duo avec un hautbois : les deux ont des notes très rapides (des doubles croches), ensemble, et pendant longtemps, il faut imaginer la gestion du souffle pour les deux, qui peut être un problème. C’est vraiment écrit jusqu’à la limite de ce qu’on peut faire sur le hautbois et sur la voix.

On connaît votre passion pour la musique sacrée. Les deux cantates choisies sont, elles, profanes, même si l’une des deux a été écrite par un cardinal…
Les deux ! Mais ça, ça ne veut rien dire (rires) ! On est à Rome, donc l’Etat papal, les cardinaux vivaient dans des palais très riches avec beaucoup de culture. Is ont inspiré et sponsorisé les arts – les peintres, les compositeurs… – et souvent ils voulaient eux-mêmes être des poètes ! Et leurs textes n’étaient pas mal du tout. Surtout celui d’Apollo e Dafne, vraiment très bon sur le plan littéraire. 

Les deux cantates offrent de l’émotion pure : l’une parle du deuil de l’être aimé, l’autre d’amour ou plutôt d’arrogance amoureuse…
Ça va encore plus loin que ça. Parce que cette deuxième cantate, Apollo e Dafne, raconte la métamorphose de Daphné en laurier (près avoir tenté en vain de repousser les avances d’Apollon, la nymphe se transforme en laurier donc pour lui échapper, ndlr). D’ailleurs le mot pour dire laurier en grec c’est daphné. Elle est métamorphosée par son père qui est un dieu mineur, et c’est là qu’Apollon comprend ce que signifie le non – d’ailleurs c’est une cantate très « MeToo » -. Elle est partie, mais en même temps elle n’est pas partie, elle est l’arbre, le laurier. Et elle lui dit : je vais toujours aimer cet arbre. Mais le laurier était le symbole.

Et cette musique aussi, ses sujets sont pleins de symboles. Le laurier est le symbole du talent du poète. On connaît l’expression « poeta laureatus » : celui qui porte la couronne de laurier est couronné comme grand poète. Comme Dante, ou Goethe. Dans l’Antiquité, quand un empereur revenait d’une guerre qu’il avait gagnée, il recevait aussi la couronne de laurier. Donc tout cela est dans cette musique. Et à la fin, le dernier air n’est pas un air triomphant : elle a disparu comme femme, et lui, Apollon, chante tout seul son amour pour cet arbre. Cela procure une certaine mélancolie.

Mélancolie est un mot qui relie les deux pièces…
Oui… Le Delirio amoroso est une sorte de scène de folie d’une femme qui s’imagine des choses de son être aimé disparu. Lui est mort, elle est tellement déchirée par sa mort qu’elle devient folle : elle s’imagine descendre aux Enfers comme Orphée pour vivre avec lui. Donc, elle s’imagine qu’elle le voit mais lui ne veut pas la regarder. Également comme dans Orphée. Mais apparemment il y a eu quelque chose entre ces deux dans leur vie passée qui n’allait pas très bien : il voulait peut-être la quitter, on ne sait pas, c’est volontairement très obscur. C’est aussi une musique très virtuose, la plus virtuose d’ailleurs des deux cantates à cause d’un solo de violon, extrême, un solo de hautbois très virtuose et un très beau solo de violoncelle.

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