Pourquoi on adore les Crocs

Quel est le point commun entre Justin Bieber et George W. Bush, entre Léna Mahfouf et Roselyne Bachelot ?

Ils portent tous les quatre des Crocs, ces sabots en plastique ultra-légers, antidérapants et antibactériens qui chaussent aussi bien le personnel hospitalier que les amateur·rices de mode en quête d’objets à détourner.

Les Crocs, les chaussures tendances que tout le monde s’arrachent

Summum du cool pour certain·es, quintessence de la laideur pour d’autres, ces ovnis colorés à trous ne laissent en tout cas personne indifférent.

Si Demna Gvasalia de Balenciaga s’en est entiché pour ses collections et que le rappeur Questlove a foulé le tapis rouge des Oscars 2021 avec ses modèles dorés, le magazine Time, lui, les a classés en 2010 comme l’une des pires inventions du monde et un site, I Hate Crocs Dot Com, a même été dédié à « l’élimination des Crocs et de ceux qui pensent que leurs excuses pour les porter sont viables ».

Et pourtant, dopée aussi par le confinement et la glorification du confort, la marque américaine prévoit un chiffre d’affaires de 2,25 milliards d’euros en 2021, soit une augmentation de 60 % par rapport à 2020.

L’élite s’est approprié un objet de la classe populaire qu’elle moquait auparavant. Une façon de montrer qu’on maîtrise les codes et que l’on sait les détourner. – Alice Pfeiffer, journaliste mode

Comment expliquer l’engouement planétaire pour ces chaussures fonctionnelles lancées en 2002 pour jardiner, sortir en bateau ou travailler ?

« C’est un chausson d’intérieur qui incarne cette nouvelle « extimité », à la fois cette intimité mise en scène et cet extérieur domestiqué, décrypte Alice Pfeiffer, journaliste mode et auteure de l’ouvrage Le goût du moche.

Ce modèle fait référence à de nombreuses sous-cultures : la Lolita japonisante, la garde-robe régressive, l’esthétique pop mais aussi le côté white trash, la grande époque des années 2000 avec Britney Spears qui se rasait la tête et Lindsay Lohan qui déambulait en pyjama. C’est un phénomène plus global qui voit aussi le retour de Juicy Couture, du taille basse, du string… ».

Les collab Crocs, un atout majeur

L’une des meilleures ambassadrices ? La rappeuse Nicki Minaj qui a affolé les réseaux en postant plusieurs photos d’elle chaussée de Crocs rose et noir accessoirisés de pins siglés Chanel (créés sur mesure pour elle, inutile de partir en quête).

Bilan de l’opération : 5 millions de likes et le crash du site internet de la marque, qui fête cette année ses 20 ans.

« La progression est très rapide, tant au niveau des chiffres que de l’adhésion des consommateurs. Notre produit correspond aux attentes du moment : à la fois confortable mais aussi démocratique puisqu’il s’adresse autant à l’adolescent qu’à la mère de famille », explique Yann Le Bozec, directeur marketing Europe, Moyen-Orient et Afrique pour Crocs.

Il ajoute : « On le constate également à travers nos collaborations qui ciblent ceux que nous appelons les “fashion enthousiastes ».

Cette génération Z nourrie non pas aux filtres policés d’Instagram mais à l’image plus réelle que renvoie TikTok.

« Nous choisissons toujours des personnalités qui ont déjà montré leur attachement à Crocs. Que ce soit avec Justin Bieber, Post Malone ou Vladimir Cauchemar, ces éditions limitées sont généralement épuisées en quelques minutes ».

Dernièrement, la Française Natoo (plus de 5 millions d’abonné·es sur YouTube) a signé une collection de Jibbitz, ces gadgets à accrocher aux trous des Crocs pour les personnaliser, qu’elle a lancée avec une vidéo dithyrambique qui affiche déjà presque cinq cent mille vues.

Quand la mode s’empare de Crocs

Mais ce qui a véritablement fait du sabot en plastique fonctionnel un objet de mode, c’est son alliance avec le monde du luxe.

« Les créateurs aiment jouer avec l’idée de la beauté. Ajouter des chaussures comme les Crocs à une jolie silhouette crée une juxtaposition intéressante qui questionne l’idée même du luxe. Ainsi, nous voyons souvent des objets perçus comme laids devenir des accessoires à la mode. Ces modèles qui ne sont pas conventionnellement séduisants sont souvent choisis pour souligner ses connaissances en mode. On ne les porte pas parce que c’est beau mais parce qu’on possède les références », décrypte Ellen Sampson, artiste et chercheuse à l’université Northumbria (Royaume-Uni), auteure de Worn: Footwear, Attachment and the Affects of Wear.

Déjà en 2016, le créateur écossais Christopher Kane avait fait défiler sa version marbrée ornée de pierres précieuses lors de la Fashion Week de Londres.

La présence de sabots en plastique sur les podiums avait questionné la sphère mode mais pas autant que le modèle Foam à plateforme siglé du logo de Balenciaga présenté en 2018.

Son prix (680 euros, contre 45 euros pour un modèle classique) n’a pas freiné les fans, qui se sont jetés dessus. Lancée cet hiver, la deuxième collaboration comprend une paire de bottes et un modèle de sabots en plastique à talon de 8 cm baptisé avec humour Crocs Madame.

« Cette alliance entre un produit démocratique et l’industrie du luxe pose la question de la classe sociale. C’est la parfaite démonstration de la distinction analysée par le sociologue Pierre Bourdieu : l’élite s’approprie un objet de la classe populaire qu’elle moquait auparavant. Une façon de montrer qu’on maîtrise les codes et que l’on sait les détourner. C’est toute l’histoire du laid, une esthétique très référencée qui montre un certain capital intellectuel », poursuit Alice Pfeiffer.

Bref, vous ne regarderez plus vos Crocs de la même façon.

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