Leurs grands-mères l’ont porté à la Grace Kelly, sagement noué sous le menton. Leurs mères, qui rêvaient d’exotisme et de fraternité, l’ont enroulé en turban, avant d’en ceindre leur taille pour féminiser leur silhouette de working girl.
Aujourd’hui, les filles et les petites filles le font bouillonner dans l’échancrure d’une chemise d’homme portée avec un jean et des Stan Smith, et le commandent sur la toile. Les générations et les modes passent, le carréHermès demeure. À 86 ans, ce parangon du chic à la française fait toujours tourner les têtes.
Le carré Hermès, un destin pas comme les autres
Pourtant, rien ne prédestinait cette pièce de soie, lancé en 1936, à ce destin fabuleux : devenir un classique aussi intemporel et identifiable qu’une veste Chanel ou un mocassin Gucci.
Quand Robert Dumas lui offre, en 1937, son premier dessin – « Jeu d’omni-bus et de dames blanches « , clin d’œil à l’inauguration de la ligne Madeleine-Bastille –, le foulard n’est pas un accessoire très en vogue.
Bien sûr, au début du siècle, Isadora Duncan l’a utilisé dans ses chorégraphies tout en voiles, mais l’ingrat a fini, en 1927, par étrangler la danseuse en se prenant dans les roues de sa voiture. La guerre lui offrira ses galons patriotes : à l’image de Rosie la riveteuse, les ouvrières de l’armement le portent sur la tête pour protéger leurs cheveux.
Un carré plébiscité par les stars
Une fois la paix revenue, l’âge d’or de la couture parisienne bat son plein. Celui du carré Hermès aussi, bientôt glamourisé par les stars du cinéma.
Grace Kelly le transforme en élégante prothèse pour soutenir un bras cassé, Brigitte Bardot crée l’hystérie en nouant un petit modèle juste sous le menton. Quant à Jackie O., difficile d’oublier son modèle « Astrologie »… Porté avec des lunettes noires et un tailleur sombre, il fait aussi partie de la panoplie des héroïnes hitchcockiennes.
Avec ses proportions généreuses (90 x 90 cm), sa matière luxueuse et sensuelle (le twill de soie) et ses dessins aux couleurs vives inspirés de l’univers équestre – Hermès débuta comme sellier –, mais aussi des voyages, de la musique et de la danse, le carré devient le symbole du chic français.
D’un respect de la tradition qu’on se transmet comme un trésor, de mère en fille.
Le luxe résumé dans un carré de soie
Car, même si son vocabulaire graphique s’est enrichi (la maison compte aujourd’hui plus de 1 500 dessins), les techniques de fabrication artisanales, elles, continuent de signer cet amour patient du bel objet. Depuis un demi-siècle, le fil de soie (450 km pour un carré) est tissé sur les métiers de la maison Perrin & Fils. Et il faut entre 400 et 600 heures aux graveurs pour décortiquer un motif composé de trente couleurs.
Sans parler du roulottage à la main, l’ourlet signature Hermès : les bords du carré sont cousus avec un fil de même couleur, après avoir été délicatement roulés. Du pur luxe.
Autant de valeurs qui l’ont fait adopter par les milieux les plus huppés, au point de devenir, avec le serre-tête en velours et la veste Barbour, une caricature du style BCBG. Le collier de perles et le modèle « Brides de gala » composent ainsi la panoplie de survie des jeunes filles de bonne famille, qui la reçoivent le jour de leurs 16 ans.
Du carré bourgeois, au carré cool
« Dans la haute bourgeoisie, le carré Hermès demeure très codifié, il permet de se reconnaître entre soi, explique la sociologue Monique Pinçon-Charlot. A travers lui on transmet aux filles les valeurs dynastiques de la famille, économiques et culturelles, qui répondent à celles de la maison Hermès, dynastie entrepreneuriale et familiale s’il en est ».
Trop connoté le carré ? Pour les années 90, cela ne fait aucun doute. La décennie du grunge et du paupérisme black façon Comme des Garçons, qui réfute tous les canons du chic bourgeois, le boude.
Il lui faudra attendre les années 2000 pour sortir du purgatoire de la mode. Démocratisé, décomplexé, le luxe n’est plus un tabou, et le carré prend son envol. À condition, toutefois, d’en détourner les codes, pour mieux l’ancrer dans son époque, habituée à mélanger genres et styles.
Crédit photo : « Squeeze » de Richard Gorman, la nouveauté du printemps-été 2015.
Un support de création inépuisable
C’est la philosophie de Bali Barret. L’ancienne directrice artistique des collections soie féminine Hermès et directrice artistique déléguée de l’univers féminin, resté au sein de la maison de 2019 à 2020, et qui n’a cessé de vouloir s’amuser avec ce support d’imagination infini. « A 18 ans, raconte-t-elle, j’ai hérité de la collection de la mère de mon fiancé. Ses filles n’en voulaient pas et elle savait que je les adorais. A l’époque, ce n’était pas franchement l’accessoire cool des filles branchées, mais moi je les portais en minijupe avec un perfecto et des collants résille. J’ai toujours été fascinée par son côté tableau ».
Editions limitées vendues chez feu Colette, cours sur les différentes manières de porter son foulard shootées façon photo de street style (Paris Mon Ami) et, La Maison des carrés, boutique virtuelle où on peut commander son modèle en un clic : des classiques 90 cm aux maxi « Twilly » (20 x 220 cm), à porter en écharpe XXL, en passant par les nœuds papillons pour filles de l’automne prochain. « C’est le seul endroit où on peut trouver un choix aussi large (plus de 1 000 références, ndlr), prendre le temps de se balader. Regarder deux cents carrés en boutique prendrait des heures, sans parler de l’hésitation », poursuit Bali Barret.
Côté dessin, elle a sollicité de nouveaux talents qui le modernisent, tel Dimitri Rybaltchenko, qui l’a décoré de taches énervées, ou Pierre Marie, dont les potagers extraordinaires invitent à pénétrer dans un monde onirique et narratif.
Crédit photo : De l’art de détourner son foulard, par Anja Niemi (« Marie Claire 2 », 2014).
Des collaborations à perte de vue
Même les stars de l’art contemporain ont été mises à contribution, comme Josef Albers, Daniel Buren et Hiroshi Sugimoto. Le pape de l’art cinétique et optique, Julio Le Parc, a lui aussi répondu à l’invitation.
Véritable hymne à la couleur, sa proposition, « Variations autour de la Longue Marche », a donné lieu à l’édition de dix séries de six foulards pièces uniques, reproduites dans un livre signé chez Actes Sud.
De quoi séduire les collectionneurs, qui traquent ces pièces rares via eBay ou les maisons de vente aux enchères (Drouot et Art-curial à Paris). C’est le cas de Geneviève Fontan, deux cents pièces – dont « Le jeu des parachutes », un des premiers modèles – à son actif, auteure de « Carrés d’art », une bible qui dresse l’inventaire de tous les modèles depuis 1937.
« Ce qui me fascine ? La beauté de l’objet, le savoir-faire, la richesse des dessins… En faisant ce livre, je me suis aperçu de la charge affective que cet accessoire véhicule, car les carrés sont souvent liés à des souvenirs forts, explique-t-elle. Comme ils sont tous datés, ils constituent des repères historiques dans la vie des gens ». Demandez autour de vous, et vous serez sûrement surprise par le nombre d’anecdotes précises qui entourent ce foulard.
Aujourd’hui, c’est également sur Vinted que des aficionados du carré Hermès tentent de se procurer le tissu à bon prix.
Crédit photo: « La fabrique des rubans » (2012)
Un doudou de luxe
« C’est ma grand-mère qui m’a transmis l’amour des carrés Hermès, se souvient la styliste Vanessa Metz. Elle en portait tout le temps et m’a offert mon premier modèle, pour Noël, quand j’avais 7 ans. Il ne m’a pas quitté depuis ».
Inconditionnelle du carré également, la chanteuse Ayo n’a jamais oublié le « Brides de gala » orange, cadeau de sa belle-mère. D’autres vous raconteront comment ses motifs, histoires de manèges enchantés, ont fait galoper leur imagination d’enfant, tout en leur servant de doudou de luxe.
Comment, aussi, le choix matinal du foulard exprime un état d’esprit, l’humeur du jour… un message, donc, envoyé aux autres. Mais c’est quand vous aborderez la question de son usage que vous serez étonnée. La manière de le porter semble infinie, et chacun a ses petites manies en la matière.
Crédit photo : En 2010, Hermès réalise pour Colette une collection en édition limitée du modèle culte « Brides de gala ».
L’art et la manière de porter le foulard Hermès
« La chose la plus intéressante, avec ce foulard, c’est qu’il y a mille façons de le porter, confirme Vanessa Metz. Chacun peut se l’approprier à sa manière. Il a le pouvoir de rendre chic un simple jean et un T-shirt. » Elle adore l’enrouler autour du poignet ou de la tête, en turban. « J’ai aussi une technique pour le passer autour de mon cou en le maintenant dans mon soutien-gorge ! » Mais il y a aussi celles qui aiment le nouer en dos-nu ou le transformer en baluchon, à la japonaise.
Bref, le carré Hermès n’en n’a pas fini de s’inscrire dans nos vestiaires.
Crédit photo : Publicité Hermès de 2004.
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