La mode peut-elle profiter de cette crise du coronavirus pour se réinventer ? C’est ce que pense Dana Thomas, auteur de "Fashionopolis" (éditions De Boeck). Alors qu’a lieu cette semaine la Fashion Révolution Week, qui vise à réveiller les consciences, la journaliste a répondu à nos questions.
Magasins fermés, chaînes de productions au point mort, consommateurs inquiets pour l’après : l’industrie de la mode est particulièrement touchée par la crise du coronavirus. D’autant que cette mise à l’arrêt, dramatique en terme économique, renforce toute une série d’interrogations pré-existantes. Et si, malgré tout, ces temps difficiles étaient l’occasion de repenser un système parfois à bout de souffle ?
C’est ce que pense Dana Thomas, correspondante du New York Times à Paris et auteur du passionnant Fashionopolis, le vrai prix de la mode et ce qui peut la sauver (éditions De Boeck), un pavé dans la mode qui sortira enfin en France en septembre. Pour elle, c’est une certitude, « la révolution vient ». Interview.
Marie Claire : Pensez-vous que le secteur de la mode soit prêt à se transformer radicalement ? A-t-il d’ailleurs le choix ?
Dana Thomas : Je crois que ce que nous traversons va changer beaucoup de choses. D’abord, il me semble que les marques vont être obligées de repenser leurs chaînes de production. Et cela sera plus sain. Il va y avoir un mouvement de « re-localisation », c’est évident. Le phénomène était déjà en cours et il va continuer, pour deux raisons : les sociétés ne voudront plus prendre le risque d’être exposées, loin de leur base, à des situations qu’elles ne maîtrisent pas et qui peuvent bloquer toute leur chaîne de production. Et puis elles auront sûrement, pour certaines d’entre elles, le désir de sortir d’une dépendance trop grande à la Chine.
Est-ce vraiment réaliste ?
Oui, car cette idée d’avoir la maîtrise de sa production et de ses outils est extrêmement séduisante. Regardez Brooks Brothers, à New York : depuis dix ans, ils ont leur propre usine de cravates à Long Island City. De ce fait, ils ont pu être très réactifs depuis le début de la crise et dire : « on arrête les cravates et on fabrique des masques. » Cela a été très positif en terme d’image. Là où d’autres grosses maisons américaines, qui sont en contrat avec des usines indépendantes, n’ont rien pu faire.
Tout cela va être un coup très dur porté aux ouvriers de pays comme le Bangladesh…
Oui, c’est une question très complexe. En réorganisant et re-localisant leurs chaînes de production, certaines marques risquent de fragiliser les travailleurs du textile des pays émergents. Ces gens n’avaient déjà pas grand-chose mais là, on peut anticiper une terrible crise humanitaire.
Autre dossier épineux : les invendus. Comment les marques vont-elles faire face à cet excès de stocks ?
Elles ont perdu presqu’une saison entière, si ce n’est deux en fonction de la suite des événements, c’est énorme ! En Grande-Bretagne, on estime que 10 milliards de vêtements sont coincés actuellement dans des hangars…On peut donc imaginer que les collections printemps-été vont rester plus longtemps que d’habitude en magasin. Et qu’il y aura des soldes massives. Aux Etats-Unis, les commerçants font des réductions quand ils le veulent. En France tout cela est très encadré mais le gouvernement va devoir assouplir les règles.
Mais n’est-ce pas délicat d’inciter à la consommation, quand ces derniers temps on prônait plutôt le « moins mais mieux » ?
Si, bien sûr. Tout cela est lié au fait qu’on a un business model basé sur le volume. Or on a trop de volume, on produit trop par rapport à ce dont on a besoin. Lorsque, comme aujourd’hui, tout s’arrête, cela saute aux yeux : le système ne marche pas. Il doit cesser et être repensé. Tout le monde le sait, personne n’avait le courage de le changer. Maintenant, nous allons y être obligés.
La mode, ontologiquement basée sur la nouveauté, peut-elle véritablement se transformer ? Le ralentissement est-il possible ?
C’est le moment, en tout cas. Giorgio Armani appelle, dans une lettre ouverte, à un ralentissement général du rythme de l’industrie. Le mouvement Slow fashion fait de plus en plus d’adeptes. Certains bureaux de tendance prédisent même la fin des tendances et du concept de saison, c’est dire !
La calendrier des fashion week pourrait-il dès lors être redéfini ?
C’est une certitude : il y aura, à l’avenir, moins de « Semaines des défilés ». D’abord parce que les gens auront peut-être peur de voyager. Personne ne voudra monter dans un avion : et si la deuxième vague de covid-19 était pire que la première ? Plus généralement, il va falloir repenser cette idée de fashion week : ces gens de la mode qui voyagent ici et là, bref dans le monde entier, au gré des événements et des shows… Outre les raisons sanitaires, cela coûte très cher et ce n’est pas du tout green.
Mais alors à quoi pourraient ressembler les défilés de demain ?
Monsieur Armani a peut-être anticipé le futur lorsque, en février dernier, il a organisé son défilé sans personne dans la salle. Les événements pourraient être retransmis en live. Ce serait mieux, aussi, pour l’inclusivité : tout le monde pourrait participer et cela coûterait infiniment moins cher que les shows à gros budget de ces dernières années. Autre option : peut-être faudra-t-il revenir à une fashion week plus intime, comme avant. Une manière de corriger certains excès de ces dernières années.
Tout cela ne risque-t-il pas de briser le rêve généré depuis toujours par l’industrie de la mode ?
Non, le rêve va continuer, les marques vont simplement trouver d’autres moyens de le mettre en scène. C’est ce qui se fait déjà avec le red carpet, par exemple, sur lequel les stars sont des ambassadrices des maisons de mode.
Comment les marques peuvent-elles tirer parti de ce temps d’arrêt que nous connaissons ?
Il donne le temps de repenser ce qui ne marche pas. Et de mettre en place de nouveaux processus et de nouvelles idées. C’est impossible de changer le système lorsqu’il est lancé, en route. C’est vraiment le moment de penser clairement et de réorganiser ce qui doit l’être pour faire les choses comme il faut, et pour le bien commun.
Va-t-on assister à un moment d’extrême créativité, une fois sortis de la crise ?
On dit que Shakespeare a écrit Le Roi Lear en quarantaine, alors nous aurons peut-être aussi un Lear qui sortira de tout ça ! On va sûrement avoir des romans extraordinaires, de l’art extraordinaire, des films, des documentaires… Et puis une mode, je l’espère, qui sera beaucoup plus sensible et moderne. Plus bénéfique pour la planète ainsi que pour nous.
Fashionopolis, le vrai prix de la mode et ce qui peut la sauver de Dana Thomas
aux éditions De Boeck, dès septembre 2020.
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