Respectée, redoutée, mais jamais égalée, Anna Wintour règne sur la mode avec autorité, des front rows aux pages des magazines en passant par les backstages des défilés. Mais d’où lui vient ce pouvoir absolu ? En quoi est-il si singulier ? Et surtout, sera-t-elle un jour destituée ? Nous avons tenté d’y répondre.
“Queen Anna”, “Nuclear Wintour”, “Marie Antoinette de la Mode”. Les surnoms, plus ou moins élogieux, ne manquent pas pour désigner l’iconique Anna Wintour. Et pour cause, comme le rappelle le Business of Fashion dans sa fameuse liste des 500 personnalités les plus puissantes du milieu, celle qui dirige le Vogue américain depuis 1988 et la direction artistique du groupe Condé Nast depuis 2013, serait la femme la plus influente de l’industrie de la mode. Un empire qu’elle dirige d’une main de fer, la britannique au carré iconique ayant fait de son flair pour les tendances éditoriales et stylistiques un puissant levier de pouvoir, lui permettant de se hisser, en 40 ans de carrière, au rang d’indomptable impératrice.
La reine de l’influence
Propulser un designer ou le réduire à néant, couronner un photographe ou le rendre persona non grata, upgrader une girl next door au rang de VIP ou tout simplement choisir à la place d’un créateur les pièces qu’il fera (ou non) défiler : c’est simple Anna Wintour décide de tout. Tel César dominant une arène de gladiateurs, celle qui jure se lever chaque jour entre 4h et 5h du matin fait la pluie et le beau de temps sous le chapiteau modeux, et ce parfois d’un simple pincement de lèvres ou d’un bref hochement de tête. “C’est la seule qui a le droit de parler avec le créateur avant que le défilé ne commence. Elle ne se mélange jamais à la foule, ne fait pas la causette, ne sourit jamais. Quand elle arrive, tout le monde se met au garde à vous (…) et lui cire les pompes.” confiait il y a quelques années le collaborateur d’un styliste en vogue dans les colonnes du Parisien.
“Très polie, elle ne se met pas en avant et reste à l’écoute des créateurs. Elle présente des talents inconnus aux investisseurs, elle s’implique totalement. Vu le nombre de personnes qu’elle a aidées, je la trouve finalement moins égocentrique que 95 % des gens du milieu”
On doit ainsi à Anna Wintour l’émergence de jeunes créateurs comme Alexander Wang, Olivier Theyskens ou Proenza Schouler, la banalisation des shooting hors-studio, l’influence des street-styles ou encore l’arrivée des célébrités en couverture de Vogue, de Renée Zellweger en 1998 au couple Kardashian-West en 2014.
C’est aussi elle qui a été la première à la fin des années 80 à promouvoir la carrière de mannequins afro-américaines et asiatiques, dans une industrie du luxe alors ultra-fermée à la diversité. Pour son premier “September Issue”, le numéro le plus important de l’année, elle choisit Naomi Campbell pour la couverture, habillée d’un tenue mandarine à strass signée Christian Lacroix. “C’était très risqué pour l’époque” se remémore-t-elle dans les pages du Vogue Mexique.
Plus de vingt ans plus tard, son influence est telle qu’en 2012, lorsqu’elle annonce qu’elle ne peut rester que trois jours à Milan, les créateurs bouleversent leur calendrier pour s’assurer qu’elle assistera bien à leur show. L’an dernier, le big boss de Condé Nast, Chuck Townsend, dément les rumeurs de départ et assure qu’Anna Wintour travaillera “indéfiniment” pour lui. N’en déplaise à ses détracteurs qui pointent régulièrement du doigts ses dépenses inconsidérées (rien que son salaire est estimé à 2 millions de dollars annuels ndlr) et la perte de vitesse d’un magazine en crise d’obsolescence.
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Dame de fer
Car, ce n’est pas un scoop, Anna Wintour, n’est pas aimée de tout le monde. En dépit de son influence, c’est aussi une personnalité froide et intransigeante, à la réputation caractérielle et aux répliques cinglantes, voire carrément humiliantes. C’est du moins le portrait au vitriol qu’en a tiré l’une de ses anciennes collaboratrices, Lauren Weissenberg, dans son autofiction Le Diable s’habille en Prada. Avec humour et dérision, elle relate son quotidien en tant qu’assistante personnelle de la controversée rédactrice en chef décrite alors comme un impitoyable tyran.
Devenue un best-seller à travers le monde, cette expérience un brin traumatisante sera portée sur grand écran, avec Anne Hathaway et Meryl Streep, plus vraie que nature dans son interprétation de la papesse de la mode, rebaptisée ici Miranda Priestley. “Un tas de gens travaillent avec moi depuis quinze ou vingt ans. Si je suis vraiment une telle garce, ils doivent être masochistes !” avait alors rétorqué celle qui, planquée derrière ses lunettes de soleil, ne se laissent visiblement jamais intimidée.
Son tempérament, certains racontent que Anna Wintour le tient de son père, journaliste et rédacteur en chef du London Evening Standard. Née en 1949 dans le Londres post-seconde guerre mondiale, ce n’est que par hasard que Anna Wintour “tombe” dans la mode. Portée par la révolution stylistique des sixties, elle décroche un job chez Biba, la mythique boutique de mode du “Swinging London”, avant de suivre un stage chez Harrods. À cette époque, on lui prête un mode de vie festif et bohème, fréquentant musiciens et écrivains en vue. Peu après, elle enchaîne les premières expériences en rédaction – OZ Magazine, Harper’s & Queen – avant de s’envoler pour la Big Apple où elle passera dans les bureaux du Harper’s Bazaar et du New York Magazine.
Mais en 1985, elle est appelée à la tête du British Vogue au sein duquel elle donnera un aperçu de sa vision éditoriale. “On parle à une nouvelle femme aujourd’hui.” confiait alors Anna Wintour. “Elle s’intéresse au business, à l’argent. Elle n’a plus le temps de faire du shopping. Elle a donc besoin de savoir quoi, pourquoi, où et comment (acheter)”. Trois ans plus tard, elle prend les rênes du Vogue Américain et inscrit d’emblée ce magazine déjà presque centenaire dans une nouvelle ère de modernité avec, notamment, la fameuse couverture de septembre 1988 précédemment mentionnée.
Femme du monde
Aujourd’hui âgée de 68 ans, certains estiment qu’il est temps pour Anna Wintour de passer la main à la jeune garde. Mais que ferait celle qui peut se targuer d’avoir un contrat à vie avec le plus célèbre des magazines de mode ? Depuis l’élection de Donald Trump, le titre qu’elle dirige s’est presque mué, sans le vouloir, en instrument d’opposition. Le dernier numéro de Septembre comprenait ainsi un surprenant portrait de Stormy Daniels*, posant en robe du soir et bijoux Tiffany sous l’objectif de l’irremplaçable Annie Leibovitz. “Nous avons le devoir moral de nous mobiliser pour ce qui est juste.” se justifie alors Wintour dans The Guardian, en supportrice assumée du camp démocrate.
Alors qu’on note que Michelle Obama a fait trois fois la couverture de Vogue en tant que First Lady, prenant la suite d’Hillary Clinton en 1998, la rédactrice en chef de l’édition US a laissé entendre que Melania Trump devra se contenter de ses photos en robe de mariée prises et publiées… en 2005. Qu’à cela ne tienne, la proximité d’Anna Wintour avec certains cercles politiques lui a déjà valu quelques récompenses notables, le Costume Institute du MET de New York ayant ainsi été rebaptisé “The Anna Wintour Costume Institute” en 2014 sous la présidence de Barack Obama, dont elle a financièrement contribué à la réélection en 2012. “J’espère que j’ai pu utilisé l’influence de Vogue pour faire un peu de bien autour de moi” lâche-t-elle dans son interview au quotidien anglais. Ça, seule la postérité en jugera.
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