Un an après sa disparition, les proches de Karl Lagerfeld lui rendent hommage | Vogue Paris

Amanda Harlech, Bruno Pavlovsky, Silvia Venturini Fendi, Claudia Schiffer, Carla Sozzani et Hubert Barrère évoquent leurs souvenirs de Karl Lagerfeld avec Suzy Menkes de Vogue. Portrait d’une force inimitable de la mode.

Cela fait près d’un an que Karl Lagerfeld est décédé, léguant en souvenir à ses amis et ses collègues son œuvre monumentale chez Chanel, Fendi et pour sa propre marque éponyme. Nous avons eu de longues conversations à Paris. J’étais alors loin de me douter qu’il s’agirait de nos dernières rencontres. 

« J’ai la mode, j’ai les publications, j'ai les livres de photos – ça me suffit. J’aime observer le monde, mais je n’aime pas être observé », m’expliquait-il à l’époque. Pour me décrire le monde privé qu’il s’était construit dans son appartement, où il vivait entouré d’un nombre de livres estimé par lui-même à une centaine de milliers, il me disait : « j’aime la présence physique des livres, et je peux à peine appeler ça une chambre, parce que j’ai fait casser tous les murs, c’est comme une énorme boîte en verre dépoli – pas de portes, juste un immense atelier, où je dessine, je lis et où vit Choupette ». Le chat blanc aux yeux de saphir vit désormais une vie confortable auprès de l’une des domestiques de Karl Lagerfeld.

Karl Lagerfeld était un individu entier, farouchement indépendant. "Je ne suis pas Français, et je n’ai jamais compté le devenir, parce que j’aime être étranger", me confiait-il. “En Allemagne aussi, je suis un étranger. Je n’ai jamais voulu faire partie d’une entité dont je ne puisse pas m’extraire, j’aime être un outsider. De fait, je ne fais partie de rien, je suis complètement libre, au meilleur sens du terme.”

Parfois, il parlait de ses parents : « mon père était une personne très gentille, très douce, mais il n’était pas aussi drôle que ma mère. Parfois, je me sentais coupable de ne pas être aussi gentil avec lui, parce que j’étais son esclave à elle ». Les propos de Karl Lagerfeld sur sa vie, et ceux de ses anciens collègues sur lui tissent l’histoire d’un amour pour une mode créative.

J’ai de nombreux souvenirs personnels avec Karl Lagerfeld, comme cette soirée parisienne passée ensemble où il ne cessa d’agiter son éventail devant son visage ; ce dîner privé à New York où il fit quelques pas de danse avec Oscar de la Renta ; ou encore cette fois lors d’un événement chez Chanel, rue Cambon, lorsqu’il dansa la valse avec moi, me faisant tournoyer dans toute la pièce.

Comment ses amis et ses collèges se remémorent-ils Karl Lagerfeld un an après sa disparition ?Nous partageons ici leurs témoignages, pour célébrer sa vie.

© Foc Kan

Amanda Harlech

Amanda Harlech est une créative et écrivaine britannique, muse de longue date de Karl Lagerfeld. Elle continue à être consultante créative chez Chanel, à présent sous la direction de Virginie Viard, qui a été pendant trente ans le bras droit du Kaiser.

"Je parle avec Karl tous les jours, comme avant", me confie Amanda Harlech. “Il s’amusait souvent de ma lenteur – à écrire, à peindre, à trier les piles de livres, à restaurer le jardin de l’ère jacobéenne de ma maison. Lorsque je joue du piano, les souvenirs affluent en cascade”, poursuit-elle. “C’est là qu’il est le plus proche de moi. Il voulait toujours que j’en joue. Et ces moments, lorsque je répétais du Bach ou du Brahms et qu’il travaillait dans une pièce à côté me semblent redevenir réels, je les revis minute par minute. Il m’a donné un exemplaire de la première édition de Dans les rues de Londres de Virginia Woolf. Il adorait ce livre fin et sa couverture verte. Nous aimions suivre du doigt sa signature penchée et pointue. Là aussi, c’était comme si nous nous affranchissions du temps linéaire et que nous découvrions un présent perpétuel et résonant.”

J’ai une fois demandé à Karl Lagerfeld pourquoi il n’avait jamais visité l’exposition Karl Lagerfeld : Modemethode, qu’avait monté Amanda Harlech au Bundeskunsthalle de Bonn, en Allemagne, en 2015. Sa réaction était typique de son attitude radicale face à l’idée d’exhumer le passé.

"Je n’ai pas d’archives", affirma Karl Lagerfeld, “je ne vais jamais dans les archives Chanel ou Fendi. Non ! Non ! Non ! Non ! Non ! Dans ma tête, il y a toutes les archives dont j’ai besoin.” Mais quid des jeunes créateur appelés à reprendre des maisons de mode patrimoniales ? Devait-on également les encourager à faire fi du passé de la marque, ou devraient-ils au contraire l’étudier ?

“Il ne faut pas surjouer l’émotion", me dit Karl Lagerfeld, qui était âgé de 85 ans au moment de notre dernière rencontre.  "J’ai détesté être un enfant, je voulais être adulte”.

© Bertrand Rindoff Petroff

Bruno Pavlovsky

Bruno Pavlovsky est le président de la mode chez Chanel chargé du prêt-à-porter et de la haute couture. Il a choisi Virginie Viard pour prendre la tête de Chanel après 30 ans de travail aux côtés de Karl Lagerfeld, en pensant qu'elle avait l'imagination et l'expérience nécessaires pour pouvoir lui succéder.

"Le souvenir de Karl va vivre dans nos cœurs et nos esprits pour l'éternité”, raconte Bruno Pavlovsky. “Il nous a donné une énergie folle. On la peut ressentir aujourd'hui au studio, dans l'atelier rue Cambon : le souhait de faire la bonne chose. 

Des choses spéciales naissent lorsque vous travaillez avec quelqu'un pendant plus de 30 ans. il n'était pas seulement un collègue de business. Nous nous entendions bien et j'ai appris beaucoup de lui, de sa vision et de sa capacité à viser le meilleur tout en bâtissant le futur.

On a organisé dix collections chaque année avec dix histoires différentes. On a toujours commencé avec des erreurs, des retours à zéro. Chaque collection Chanel doit inspirer et moderniser la maison. C'est ce dans quoi Karl Lagerfeld excellait”.

© Estrop

Silvia Venturini Fendi

Personne ne comprit mieux les besoins de Karl Lagerfeld que la famille Fendi. Il rejoignit la maison au début de sa carrière, en 1967. Et, indépendamment de la force de son attachement à la maison Chanel, cette union italienne dura jusqu’à son décès. Silvia Venturini Fendi, la directrice artistique de la marque, qui travaillait en relation étroite avec Karl Lagerfeld lors de ses visites à Rome décrit ainsi le lien qui unissait Fendi au Kaiser : « On peut dire que pour Fendi, il existait un lien spécial entre Karl et ma famille, mais également un grand attachement à la maison elle-même. C’est la plus longue relation qui ait existé dans l’histoire de la mode. Une histoire d’amour de 55 ans. Dès le début, Karl a été accueilli comme un membre de notre famille, le frère parmi toutes les sœurs. Personne ne semble se rendre compte de la précision que mettait Karl dans son travail. À ses débuts, il arrivait avec un carnet plein de dessins. Récemment, il les envoyait par voie électronique. Sa culture, son sens de l’humour me manquent terriblement. »

Ces sentiments étaient partagés par Karl Lagerfeld : « la mode, c’est la nouveauté. Et j’aime la nouveauté. Je ne suis attaché à rien. Il est facile de travailler avec moi, parce que mes dessins sont lisibles. Je ne suis pas sûr qu’il existe quelqu’un dans le milieu aujourd’hui qui en sache autant que moi ».

© Patrick McMullan

Claudia Schiffer  

En juin dernier, lorsque tous ses proches et amis se sont rassemblés au Grand Palais pour un hommage à Karl Lagerfeld, j’ai eu la chance de m’entretenir avec Claudia Schiffer, mannequin dont Karl Lagerfeld avait été le découvreur.

« Mon meilleur souvenir avec lui a eu lieu à Vienne, quand il s’est mis à danser la valse, pris d’un fou rire hystérique devant toute l’équipe alors qu’on était en shooting d’une campagne. C’était lui sous son meilleur jour. La seule chose qui l’intéressait, c’était de danser. C’était magnifique. Il adorait la valse, et c’était un très bon danseur ».

Elle poursuit : « Il y a également les souvenirs plus anciens, à l’époque où il réalisait les campagnes à Monte-Carlo. Il avait fait installer un pique-nique sous le soleil brûlant, et il avait débarqué habillé de la tête au pied en costume. Je me souviens qu’il disait :“je suis un peu inquiet parce que mes cheveux frisent quand il fait humide”. Nous, nous étions toutes en tenues d’été et lui était là avec ses bottes sur la plage. Puis, il a fait venir un majordome avec un service en argent pour le repas. C’était fou »

L’évocation de ces souvenirs la rend-elle triste ? "Pas si triste", me répondit Claudia Shiffer. “Il a vécu une vie magnifique, c’est ça que nous devrions célébrer”.

© Jacopo Raule

Carla Sozzani

Comme la famille Fendi, Carla Sozzani et sa sœur Franca, rédactrice en chef de Vogue Italie décédée en 2016, connurent le jeune et flamboyant Karl Lagerfeld au début de sa carrière.

"J’ai rencontré Karl à la fin des années 1960 alors qu’il travaillait sur les collections Krizia avec Walter Albini", raconte Carla Sozzani. “Ils étaient tous les deux beaux, élégants et audacieux, sûrs de leur avenir. J’ai vu Karl et Carla Fendi devenir des collaborateurs proches et des amis. Avec Anna Piaggi et Patrick Hourcade, j’ai eu la chance de voir toutes les collections de Karl pour Chloé et de les prendre en photo avec Alfa Castaldi”, poursuit-elle. “Chaque collection Chloé était unique, je crois que chaque pièce est encore précisément dans ma mémoire, et me surprend toujours. Bien sûr, j’étais là pour sa première collection Chanel, et nos échanges se poursuivirent ensuite de façon épistolaire. Karl adorait écrire des lettres. Ses longues lettres commencèrent au moment où j’ouvris ma galerie ; il me parlait de photographie et de sa passion pour la collection de photos, une passion commune. De même, nous partagions tous les deux un amour pour l’édition, nous avons tous deux ouvert des librairies par pure passion".

“Son amour et sa passion étaient ses forces motrices", remarqua Carla Sozzani. "Il restera à tout jamais un exemple de vie dédiée à l’intégrité d’une vision. La précision qu’il mit dans sa vie restera à tout jamais légendaire.”

Comment Carla Sozzani voit-elle l’héritage de Karl Lagerfeld à présent, un an après sa mort ? « Je pense qu’il est encore parmi nous, avec une force toute particulière, qu’il aurait certainement détestée. Il a un héritage incroyable, que Virginie maintient en vie, tout en le faisant avancer. C’est un équilibre difficile à trouver. Mais nous voyons la mode à travers les yeux de Karl, une part de la mode sera toujours à lui ».

Comment Karl Lagerfeld réagirait-il à cette liste de mérite et à ces louanges du monde entier ? Parmi les derniers mots qu’il m’ait dit, certains semblaient résumer sa philosophie de la vie : « Il existe un dicton juif allemand que j’adore, une douce devise que je m’efforce de suivre, qui dit : « le passé n’a aucun droit ».

© Bertrand Rindoff Petroff

Hubert Barrère

Directeur artistique et créatif de la Maison Lesage, dans laquelle il est responsable de l'atelier broderies,  Hubert Barrère supervise la broderie pour l’atelier Chanel, au sein du groupe Parraffection regroupant des métiers d’art liés à la haute couture. Il a choisi de se souvenir du Karl Lagerfeld qu'il a connu pendant 21 ans en écrivant “Un Poème à Karl”.

“En respect pour lui, sa ligne de conduite et de pensée je me suis imposé une interdiction tacite aux sensibleries et pleurnicheries. Depuis 21 ans mon travail pour Chanel était pour lui. Depuis 21 ans il était Chanel. Depuis 21 ans il était ma colonne vertébrale. Depuis 21 ans, je voulais être à la hauteur et lui faire plaisir. Tout reste ancré dans ma mémoire : son encyclopédique culture dans laquelle j’aimais me perdre, son infatigable capacité de travail, sa pugnacité, son don à toujours avoir 1 voire 2 ou 3 temps d’avance sur tout, son aptitude presque médiumnique à respirer l’air du temps de demain qu’il accordait au présent, son humour dévastateur que je buvais comme du petit-lait, sa désinvolte attitude qui masquait une analyse acérée et implacable, sa bienveillance pour ceux qui l’entouraient, sa très grande élégance, sa capacité à se rire de lui-même…

Rien avec lui ne pouvait être moyen, encore moins médiocre ! Le servir me fit grandir. Je ne serais pas devenu qui je suis sans lui. Du 19 février jusqu’en juillet pour les collections prêt-à-porter, Cruise et Haute Couture : le nez dans le guidon, travailler d’arrache-pied, faire corps avec Virginie, être comme les doigts de la main, faire, imaginer, créer… fût ma seule préoccupation.

Puis l’été et le temps des vacances sont venus, le temps de se reposer, de vagabonder, de baisser la garde… mais aussi la prise de conscience du manque, du vide abyssal qu’il laissait dans ma vie. J’ai eu un coup de déprime terrible à la rentrée de septembre, une tristesse infinie m’envahit, nulle chose ne m’intéressait. Plus d’amour, plus de joie… heureusement la collection des métiers d’art fut, avec et grâce à Virginie un moment de plénitude et d’énergie retrouvées. Le goût du challenge, du dépassement de soi furent de nouveau là.

Bref, me revoici en selle. Avec Virginie une nouvelle page de l’histoire Chanel s’écrit, tout aussi passionnante que celle avec Karl mais différente et tout à la fois toujours profondément ancrée dans les codes Chanel. Nous nous connaissons depuis très longtemps, la complicité avec Virginie est un moteur essentiel pour moi.

Une anecdote. Je me suis remémoré que du temps de Karl je demandais à Virginie : penses-tu que ça va plaire à Karl ? Tu crois que c’est ce qu’il veut ? Maintenant, il n‘y a pas une journée qui passe sans que je ne pense à Karl. Alors étonnamment ou naturellement (je ne sais pas) une inversion s’est faite : je demande souvent mentalement à Karl, pensez-vous que Virginie va aimer cela ? Croyez-vous que ce soit cela qu’elle veut faire dans la vision d’un Chanel d’aujourd’hui ? Autant de questions auxquelles je ne reçois pas de réponse, mais le fait même de me les poser me fait sans doute envisager une esquisse de réponse !

Comme l’a écrit Lampedusa dans son livre « le Guépard » : "Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change !""

Source: Lire L’Article Complet