Tatiana Jama, entrepreneure : "Quand j’arrive au travail après avoir déposé les enfants à l’école, je suis déjà au bout de ma vie"

Exit la dirigeante parfaite en toutes circonstances. La nouvelle génération de quadras revendique le droit à la vulnérabilité et refuse une vie fondée sur le contrôle, qui ne leur ressemble pas. Démonstration avec des cheffes de file décomplexantes.

La scène se passe cet été lors d’un talk dédié aux femmes dirigeantes. Sur scène et dans l’assemblée, plusieurs d’entre elles, venues échanger sur leur rôle, les blocages qui les freinent encore, les façons qu’elles ont trouvées de les dépasser. Et aussi, l’épineux sujet de la santé mentale, quand on porte à la fois une entreprise, une vision, une famille et l’envie de mener tout ce navire à bon port. Il est encore tôt, les cafés sont les bienvenus. Tatiana Jama, CEO de Levia.ai et cofondatrice du mouvement Sista, qui défend les femmes entrepreneures, prend la parole.

«Il est très important d’évoquer, comme ce matin, ce qui est difficile pour nous, avance la jeune femme. De ne pas être « l’entrepreneure Instagram », ni « la mère Instagram », celle à qui tout réussit, qui dépose chaque matin ses enfants bien coiffés et parfaitement habillés à l’école et leur propose chaque soir un dîner bio et équilibré, qu’elle a si possible cuisiné elle-même.» Applaudissements. «On est imparfaites, et alors ?, poursuit Tatiana Jama. Entreprendre est un des métiers les plus intenses émotionnellement et les plus durs qui soient, donc il ne faut pas avoir peur de l’admettre : moi aussi, je me fais accompagner, coacher, sur ce chemin compliqué. On a une immense responsabilité dans nos prises de parole, dans la façon de présenter nos carrières. Je voudrais dire aux femmes qui exposent en permanence une vie parfaite sur les réseaux ou dans les médias : arrêtez, car c’est contreproductif, et même toxique. La plupart du temps, quand j’arrive au travail après avoir déposé les enfants à l’école, je suis déjà au bout de ma vie.»

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Un travail sur soi

L’ovation qui suit dit beaucoup du changement qu’est en train d’opérer la génération de femmes quadras qui accède aux postes de pouvoir. Quand il y a dix ou vingt ans, leurs prédécesseures étaient encore jugées sur la maîtrise totale de leur personnage social – quitte à devoir parfois délaisser des pans entiers de leur existence, aujourd’hui les femmes redéfinissent la réussite de façon plus globale. Ce qui, paradoxalement, leur demande de renoncer au perfectionnisme dans lequel elles ont grandi – et qui leur a permis de s’élever. Un subtil chassé-croisé qui demande un travail sur soi. «Avant 30 ans, j’ai probablement souffert de « fomo » (Fear of missing out, la peur de manquer quelque chose, NDLR), explique Sandrine Mignaux, directrice de Rituals France. Je voulais tout mener de front, au risque de m’épuiser : construction d’une famille, carrière, vie sociale, culturelle, associative, sportive, intérieure ou spirituelle…»

Devenir mère de trois enfants, monter en responsabilités, complique la donne. «J’ai dû apprendre à choisir ce sur quoi mettre le curseur et que, pour y parvenir, j’assumerais de mettre en sourdine certaines aspirations, raconte la jeune femme. Tout au moins pendant une tranche de vie. Sur le moment, c’est un petit deuil. Mais je ne culpabilise plus car c’est mon choix du moment. Je choisis aussi mes combats ! Mes enfants quittent régulièrement la maison le matin avec des looks hasardeux… Et alors ? Plutôt que de lutter à 7 heures sur une coiffure ou un style vestimentaire, je préfère que chacun parte heureux et plein d’énergie à l’école ou au bureau…»

Renouer avec le réel

La démarche est profondément transformatrice. «Le perfectionnisme tel qu’on l’évoque aujourd’hui est en réalité une peur de l’échec, analyse Tal Ben-Shahar, enseignant à Harvard, spécialiste de psychologie positive et de leadership, auteur de L’Apprentissage de l’imperfection (1). C’est une peur naturelle, mais chez le perfectionniste, elle devient obsessionnelle. Certains sont même dans un refus de la réalité : ils vivent dans un monde fantastique, un monde où il n’y a ni échec ni émotions douloureuses, et où seules leurs normes de réussite, aussi irréalistes soient-elles, peuvent être respectées.»

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Selon Tal Ben-Shahar, revendiquer sa propre imperfection est non seulement une nécessité pour renouer avec le réel, mais aussi la façon la plus «organique» de réussir. «C’est pourquoi le leader doit prendre sur lui pour instaurer ce qu’Amy Edmondson, professeur de Harvard, appelle un climat de sécurité psychologique», affirme le chercheur. C’est-à-dire la confiance nécessaire pour que les membres de son équipe sachent qu’ils ne seraient ni lésés ni punis s’ils demandaient de l’aide ou échouaient dans une tâche précise. Selon les mots de Thomas Watson, légendaire PDG d’IBM : «Si vous voulez augmenter votre taux de réussite, doublez votre taux d’échec.»

Une petite révolution dans un système français plutôt habitué à traquer la faille. «En fait, le réel apprentissage, c’est de développer une vue à 360 degrés», ajoute Tatiana Jama. De sa propre existence, du travail accompli avec ses équipes. «Mais aussi de ses modèles. C’est important de choisir des personnes pour la façon dont elles mènent leur vie dans son ensemble, et non pour ce pan de vie qu’elles exposent et où vous, vous ne vous sentez pas parfaite. Les rôles modèles doivent inspirer sans écraser, donner des ailes plutôt que casser. Certaines personnes ont la générosité de laisser passer la lumière quand elles nous parlent : c’est vers elles, je pense, qu’il est préférable de se tourner», conclut l’entrepreneure.

(1) L’apprentissage de l’imperfection, Tal Ben-Shahar, Pocket, 320 pages, 7,95€. Disponible sur leslibraires.fr.

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