En 2011, Solène Chalvon-Fioriti a 24 ans et débute dans le journalisme. Elle rêve de grands reportages, on lui conseille alors d’aller dans un lieu « sans concurrence et dangereux ». Ce sera Kaboul.
Et le début d’une longue histoire entre celle qui deviendra une reporter de guerre aguerrie pour de nombreux médias, dont Marie Claire, et ses « sœurs afghanes ».
Un récit intime et politique
Aujourd’hui, elle publie La femme qui s’est éveillée (Ed. Flammarion). Un livre fort, intime mais aussi politique, sur sa rencontre avec la Pill Force, un réseau féministe clandestin qui distribuait des pilules abortives dans les facs et les campagnes afghanes, et sa meneuse, Layle, femme puissante et rebelle, assassinée sept ans plus tard par son frère.
Son récit, sous forme de road-movie, nous entraine dans ses tribulations à travers le pays aux côtés de ces femmes « éveillées ». Elles lui feront découvrir leur réalité loin des clichés habituels sur leur condition et du « prêt-à-penser » sur l’Afghanistan qu’elle ne cesse depuis de documenter.
La guerre en Ukraine a, hélas, fait passer à la trappe la couverture médiatique sur ce pays de nouveau aux mains des Talibans. Solène Chalvon-Fioriti, qui revient de Kaboul, témoigne de la répression arbitraire violente qui s’abat aujourd’hui sur les militantes pour le droit des femmes. Entretien.
- Les pays où l’avortement est encore interdit
- Non, les mouvements féministes d’aujourd’hui ne sont pas plus radicaux que ceux d’hier
Vous connaissez bien l’Afghanistan pour y avoir vécu et y réalisé régulièrement des reportages. Pourquoi ce livre aujourd’hui ?
C’est une histoire qui me court dans la tête depuis dix ans, qui s’est imposée avec plus de force après l’assassinat de mon amie Layle par son frère en 2018. J’ai d’abord voulu en faire un reportage au long court, mais j’étais freinée par la crainte de mettre les Afghanes de la Pill Force en danger, en disséquant le fonctionnement de leur réseau clandestin.
Le format du récit littéraire, qui n’est pas soumis aux mêmes contraintes de précision qu’un article de journaliste, est apparu peu à peu comme la formule la plus sûre.
Vous racontez comment, jeune journaliste, vous tombez par hasard dans les toilettes de l’université de Kaboul sur la Pill Force, un réseau féministe clandestin qui distribue des pilules abortives dans tout le pays. On imagine mal ici des Afghanes recourir à l’avortement…
C’est vrai… et pourtant ! La planification familiale existait en Afghanistan même sous les Talibans du 1er régime. Des femmes afghanes m’ont raconté des avortements sous la monarchie, dans les années 60, et pendant l’ère soviétique, dans les années 70.
À la campagne, comme dans toutes les sociétés du monde, des sages-femmes aux savoirs plus ou moins efficaces agissaient comme faiseuses d’anges au sein de leurs villages.
L’Occident les a trop déçues.
On est alors en 2011. Quelle est la situation des femmes afghanes à cette époque ? Par rapport à celle de leurs mères qui ont vécu l’occupation soviétique puis le règne des Talibans…
En 2011, Kaboul promettait encore. En ville, on s’imaginait que les Talibans seraient vaincus. Là, comme dans les grandes villes provinciales, les Afghanes poursuivaient leur élan. L’une des grandes victoires des jeune citadines, ces vingt dernières années, est d’avoir intégré le marché du travail en ville en masse – quasi à égalité avec les hommes. Elles vivaient en dehors de la guerre, on pouvait se sentir à Kaboul ou Herat comme à Téhéran.
Mais dans les zones rurales, qui représentent plus de 60%, le contraste est sidérant. Leur vie en 2011 quand j’arrive en Afghanistan ressemble à leur vie en 2001 dix ans plus tôt, et à leur vie en 2021 dix ans plus tard : elle n’a pas bougé.
Les dix premières années de son mandat, l’aide au développement de la coalition internationale, qui charrie des milliards de dollars, ne réserve que 4% de son budget aux campagnes afghanes. Des pans entiers du pays ne verront jamais la couleur d’un centre de santé ou d’une cour de justice en état de marche. Elles vivront sous les bombes, et pour certaines sans électricité pendant vingt ans. Un déclassement qui a favorisé, en partie, le retour des talibans.
Layle, la meneuse de la Pill Force, est une femme puissante et dure, qui déteste les hommes et ne supporte pas le regard que l’Occident porte sur les Afghanes.
Et je respecte son regard, à fortiori depuis que nous avons lâché les Afghanes, après vingt années passés à pérorer dans tous les forums mondiaux, dans toutes les ambassades, sur tel ou tel programme financé pour participer « à les émanciper ».
C’était un discours de propagande géopolitique, qui s’est peu à peu dévitalisé quand les Occidentaux ont compris que les Talibans gagneraient la guerre… Une propagande qu’on retrouve au cœur du communisme déployé dans les années 70. Lui aussi plaçait le droit des femmes afghanes au cœur de son offensive de charme.
La mère de Layle avait été flouée par l’idéologie soviétique, de la même manière que Layle avait été trompée par la sincérité du discours démocratique occidental – c’est en tout cas ce qu’elle expliquait. A la lumière des événements, son discours fait parfaitement sens pour moi. Aujourd’hui les filles comme Layle se tournent vers le Pakistan ou le Qatar pour les aider à défendre leur droit sur le terrain diplomatique. Des pays islamiques ! L’Occident les a trop déçues.
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