"She Said" : le livre-enquête fondamental des deux journalistes à l'origine de l'affaire Weinstein

Il y a des dates qui restent gravées dans les mémoires. Le 5 octobre 2017 fait partie de celles-ci. Ce jour-là, le New York Times publie une longue enquête sur Harvey Weinstein, l’un des producteurs les plus influents à Hollywood.

Elle révèle, appuyée par de nombreux témoignages, comment l’Américain se servirait de son influence pour obtenir des faveurs sexuelles de la part de femmes du 7e art, et même, pour en agresser sexuellement des dizaines d’entre elles. En quelques heures, l’enquête, menée par les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey, fait le tour des réseaux sociaux. 

Le livre d’une révolution

Nombreuses sont les femmes à pouvoir dire ce qu’elles faisaient le 5 octobre, ce qu’elles ont ressenti lorsque l’affaire Weinstein a enflé puis fait trembler, d’abord Hollywood, et ensuite, différentes strates de société. En un article, et d’autres à sa suite, le New York Times a donné aux femmes l’envie de prendre la parole à leur tour.

Un sursaut qui se ressent aujourd’hui encore dans les discours politiques comme dans l’intime, et qui a amené un débat mondial sur les notions de pouvoir et de consentement. Sur le sentiment d’impunité. 

Une histoire que Jodi Kantor et Megan Twohey racontent, deux ans plus tard, dans She Said, livre-enquête de 336 pages publié début septembre 2019 chez Penguin Press, en anglais. 

Le récit d’une enquête

Titre évocateur que « She Said », à traduire en français par « Elle a dit ». Une phrase qui met en avant autant le récit d’une prise de parole que l’impossibilité, pour l’instant, de confirmer s’il s’agit de la vérité ou non.

Nous écrivons sur celles qui ont pris la parole, ainsi que sur celles qui ont choisi de ne pas le faire, et la nuance de comment, quand et pourquoi

Un titre parfait pour le récit de cette enquête qui nous fait entrer dans les entrailles de l’affaire Weinstein, et qui repose sur cette confrontation parfois injuste et frustrante entre la parole d’une victime présumée, et celle de son agresseur présumé. « Nous pensons que le titre, She Said, est compliqué : nous écrivons sur celles qui ont pris la parole, ainsi que sur celles qui ont choisi de ne pas le faire, et la nuance de comment, quand et pourquoi », expliquent les deux autrices en préface.

Celles qui parlent, et celles qui se taisent

Rigoureux, sans mélodrame, She Said permet aussi de découvrir comment les deux femmes ont mené leur enquête durant plusieurs mois. Notamment, comment elles ont persuadé des victimes d’Harvey Weinstein à prendre la parole, alors que certaines avaient d’abord accepté de taire leur histoire en échange de compensation.

Le système juridique et la culture d’entreprise ont permis de faire taire les victimes tout en empêchant tout changement.

C’est d’ailleurs une illustration effrayante que décrivent les journalistes : « Comment le système juridique et la culture d’entreprise ont permis de faire taire les victimes tout en empêchant tout changement. Les entreprises sont cooptées pour protéger les prédateurs. Certains défenseurs des droits des femmes bénéficient d’un système de règlement qui dissimule les actes répréhensibles. Beaucoup de personnes savent ce qui se passe – comme Bob Weinstein, frère et partenaire commercial de Harvey, qui a accordé une longue interview pour ce livre – et ne tentent pas d’y mettre un terme. »

À la lecture, on redécouvre les faits et ce qui a poussé les actrices Rose McGowan – la première à avoir parlé aux journalistes – Ashley Judd, Gwyneth Paltrow et Salma Hayek mais aussi la dizaine d’autres victimes d’Harvey Weinstein, connues à ce jour, à témoigner. L’histoire est vieille comme le monde : de jeunes femmes cherchent à briser le plafond de verre pour avoir leur part du rêve américain et se retrouvent victimes d’un homme puissant pour qui elles ne sont qu’un corps. Ces femmes ont un nom, une individualité mais leur histoire parle à toutes les femmes.

La naissance d’un mouvement

Si les deux tiers du livre sont consacrés à la course contre la montre pour publier l’enquête – Weinstein ayant tout tenté jusqu’à la dernière minute pour en empêcher la publication – le dernier pan du livre montre comment cette histoire, plus qu’une autre, a créé une caisse de résonance qui a largement dépassé Hollywood et les États-Unis.

Le nom Harvey Weinstein est devenu un argument pour parler des mauvaises conduites

« Le nom Harvey Weinstein est devenu un argument pour parler des mauvaises conduites, de peur qu’elles ne restent sans contrôle pendant des décennies, un exemple de comment des transgressions moins importantes peuvent en entraîner de plus graves. […] Surtout, cela marquait un accord naissant selon lequel un comportement de type Weinstein était sans équivoque inacceptable et ne devrait pas être toléré », écrivent Kantor et Twohey.

Le livre parle également de toutes les affaires du même type ayant défrayé la chroniques aux États-Unis. Qu’il s’agisse des différentes femmes accusant le Président américain Donald Trump d’agressions sexuelles, mais aussi, les accusations d’harcèlement sexuel à l’encontre de l’humoriste Louis C.K, du présentateur Charlie Rose, du chef Mario Bartoli. Les exemples sont infinis.

À mesure que les femmes devenaient convaincues que raconter leurs histoires mènerait à l’action, un nombre croissant d’entre elles a pris la parole.

Pour les deux journalistes : « À mesure que les femmes devenaient convaincues que raconter leurs histoires mènerait à l’action, un nombre croissant d’entre elles a pris la parole. La violence de ces récits montre l’ampleur du problème et la manière dont il a bouleversé leur vie et compromis leur avenir professionnel. Les entreprises et autres institutions ont dû enquêter et licencier leurs propres dirigeants ».

Finalement, la raison pour laquelle cette affaire et le mouvement #MeToo ont eu autant d’impact, c’est parce que cette enquête journalistique est parvenue à faire une chose difficile à l’heure des fake news : faire s’accorder tout le monde sur les risques inacceptables que les femmes encourent sur leur lieu de travail. 

La lutte n’est pas finie

Cinq ans après que cette histoire ait été publiée, où en sommes-nous ? Si les femmes sont plus souvent entendues et que les questions de harcèlement dans le cadre du travail semblent prises un peu plus au sérieux, l’avenir ne paraît pas plus glorieux pour autant.

En France, malgré les nombreuses accusations qui pèsent contre lui, la justice a prononcé un non-lieu dans l’affaire de viol visant Luc Besson, l’ancien présentateur PPDA, accusé par une trentaine de femmes de viols n’a toujours pas été confronté par la justice. Récemment, la journaliste Sandra Muller a été reconnue coupable de diffamation après avoir publié les propos de l’ex-patron de la chaîne Equidia avec le hashtag #BalanceTonPorc.

Aux États-Unis, en 2018, Brett Kavanaugh a été élu juge de la Cour Suprême malgré la courageuse prise de parole du Dr. Christine Blasey qui l’a accusé de l’avoir agressée sexuellement lorsqu’ils étaient étudiants.

Encore méconnu, le concept de consentement, mais aussi, l’envie des victimes de prendre la parole, même longtemps après qu’elles aient été agressées, continuent de déclencher des polémiques sociétales. La parole des femmes continue à être mise en doute, faisant primer la peur de voir des hommes, qui seraient accusés à tort, perdre leur notoriété.

« J’aimerais que, quand une femme trouve la force surhumaine nécessaire pour dénoncer ce qu’elle vit dans une telle situation, on l’écoute. Mais qu’on l’écoute tout de suite, pas quand il est trop tard », déclarait au sujet des violences faites aux femmes l’actrice Penelope Cruz, très émue, lors du festival international du film de Saint-Sébastien, le 27 septembre 2019.

Dans le dernier chapitre de leur ouvrage, Jodi Kantor et Megan Twohey décrivent la réunion qu’elles ont organisée entre les femmes rencontrées lors de leur enquête. Elles rappellent alors que les victimes sont souvent isolées, même si certaines partagent parfois le même agresseur.

Ce qu’il faut, c’est que les gens continuent à s’exprimer et à ne pas avoir peur.

« Nous ne sommes pas les premières femmes qui se sont exprimées. Il n’y aura jamais de fin. Ce qu’il faut, c’est que les gens continuent à s’exprimer et à ne pas avoir peur », conclut Laura Madden l’une des nombreuses femmes à avoir témoigné contre Weinstein. Une lecture essentielle, dont on espère voir bientôt la version française.

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