Serge Tisseron : "Apprenons un repérer un secret de famille pour s'en libérer"

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Lorsqu’un secret pèse sur une famille, toute la communication est brouillée afin de contourner le sujet qui fâche. Même ceux qui ignorent tout de son existence savent inconsciemment qu’il y a un non-dit, et intériorisent l’interdit. Celui-ci se transmet alors sur plusieurs générations.

Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste et directeur de recherches, est devenu le spécialiste incontesté des secrets de famille depuis qu’il a découvert celui d’Hergé en lisant les albums de Tintin (Tintin et les secrets de famille, éd. Aubier). Connu également pour son travail sur les images et de leur impact sur les enfants, il a imaginé les repères « 3-6-9-12, pour apprivoiser les écrans » selon leur âge. Dans son dernier livre*, l’auteur, connu pour la clarté et l’originalité de sa pensée, nous guide dans le monde des secrets de sa propre famille, de leur impact sur sa construction individuelle. A lire absolument.

* » Mort de honte ! *, de Serge Tisseron, éditions Albin Michel

Sur quels événements un lourd secret peut-il se construire ?

Serge Tisseron : Le plus souvent, les secrets sont construits autour de naissances ou de morts vécues comme problématiques. Deux situations peuvent l’expliquer. Tout d’abord, la personne qui a vécu une telle situation peut refuser d’en parler, soit parce qu’elle craint de tomber sous le coup de la loi, soit parce qu’elle en a honte, soit parce qu’elle craint de malmener son entourage, soit un peu tout cela. Mais parfois, ce n’est pas qu’elle ne veut pas en parler, c’est qu’elle ne le peut pas. Les sensations et les émotions qui ont accompagné l’événement sont encore tellement présentes qu’elle craint de les réactiver en évoquant ce qu’elle a vécu, et d’en souffrir à nouveau. Ces situations peuvent être individuelles comme un avortement, un deuil, un harcèlement… mais ils ont toujours aussi une porte d’entrée collective. Par exemple, si dans un pays, l’avortement est condamné par la loi, le pratiquer est évidemment beaucoup plus traumatisant que si la société le prend en charge et qu’il est possible d’en parler.

Suffit-il déverrouiller le secret pour faire disparaître le sentiment d’origine ?

S. T. : Non, car ces événements mobilisent des sentiments complexes dont certains peuvent rester cachés longtemps. La honte bien sûr, mais aussi la culpabilité, la colère, l’angoisse, l’amertume, et bien entendu la rage. Celui qui a vécu des émotions extrêmes, et qui ne les accepte pas en lui, court le risque de les infliger, parfois sans même s’en rendre compte, à ses proches et notamment à ses enfants.

Dans une famille, comment cela va t-il se transmettre ?

S. T. : Par les gestes, les mimiques, les silences incompréhensibles à l’enfant. Par exemple si un parent quitte la pièce sans explication chaque fois qu’une situation est abordée, ou qu’il pleure sans dire pourquoi quand on lui pose certaines questions. C’est ce que j’ai appelé les « suintements » des secrets. L’enfant essaye alors d’imaginer ce qui est arrivé à son parent pour qu’il réagisse ainsi. Le plus souvent, l’explication qu’il s’invente est fantaisiste, mais le problème, c’est que très souvent, elle est bien pire que la réalité, et qu’il se construit avec cette conviction :  » Mon père, ou ma mère, a fait quelque chose d’affreux « , alors que ce peut ne pas être le cas.

Comment un secret peut-il influencer notre rapport à la vérité, par exemple ?

S. T. : Quand un enfant a l’impression que l’un de ses parents est porteur d’un secret douloureux, il évite de lui poser des questions qui pourraient le fâcher où l’attrister. Et comme il ne sait pas quelle question éviter, il renonce souvent à poser mêmes des questions banales. Il en a envie, mais il s’en empêche. Il se coupe alors en deux exactement comme son parent, qui est à la fois désireux de parler de son secret douloureux, et dans la crainte de le faire. Parallèlement, l’enfant intériorise l’idée que, puisque ses parents lui cachent des secrets et que ses parents sont des adultes, être adulte pourrait bien consister à avoir des secrets. L’enfant qui grandit dans une famille à secrets devient donc souvent cachottier, voire sournois, et il le reste. Cela ne constitue pas forcément un handicap pour sa vie professionnelle, car il existe des activités dans lesquels ces caractéristiques sont très valorisées. Mais souvent, son entourage en souffre.

Comment percevoir les effets du non-dit sur soi et s’en libérer ?

S. T. : Il y a les idées bizarres qui peuvent nous venir, les rêves étranges, les choses que nous pouvons faire ou dire et qui nous semblent étrangers à notre personnalité. Il arrive que nos proches nous parlent de nous dans des termes où nous ne nous reconnaissons pas. Plutôt que de nous énerver et de dire « vous ne me comprenez pas « , réfléchissons. Plus la différence entre ce que nous avons l’impression d’être et ce que nous renvoie notre entourage est grande, et plus il y a des chances pour que nous soyons porteurs, à notre insu, de « corps étrangers intrapsychiques » (colère, rage, tristesse, honte…) hérités des générations précédentes. Nous croyons, par exemple, qu’il est « dans notre nature » d’être triste ou de nous mettre en colère facilement, alors que nous ne faisons que donner vie, à travers ces comportements, à un proche disparu parce que nous ne supportons pas de l’avoir perdu.

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