On ne présente plus les mèmes, ces images humoristiques et décalées, symboles de la culture Internet. Inspirés d’extraits de films, de séries ou de banques d’images, ils existent par millions… Au point que le genre a sa propre encyclopédie. Mais s’il en existe pour tous les goûts, certains mèmes reviennent très souvent.
François Jost, sémiologue, a publié le 21 avril dernier Est-ce que tu mèmes ? – De la parodie à la pandémie numérique (CNRS éditions). Dans son ouvrage, il revient sur la mécanique de leur succès, mais révèle aussi ce que les mèmes disent de nous et du monde qui nous entoure. « J’essaye de comprendre ce que sont les mèmes, leurs usages positifs ou négatifs, et j’essaye surtout de donner une grille d’analyse », confie-t-il. Décryptage de cinq mèmes qu’on voit partout sur Internet.
« This is fine » («Tout va bien ») : allégorie d’un monde qui s’écroule
Ce mème apparu en 2013 montre un chien qui reste parfaitement calme tandis que le feu embrase la pièce où il se trouve. « Il est très représentatif d’une catégorie de mème, les reaction memes, qui expriment par l’image un sentiment intérieur, qui vient ponctuer une interaction sur un site. Ici, il s’agit de faire passer son sentiment d’acceptation face à une situation désespérée », indique François Jost. L’image devient alors objet de discussion entre internautes.
Autre point caractéristique selon le sémiologue : l’anthropomorphisme, c’est-à-dire l’attribution de caractéristiques humaines à d’autres entités qui s’exprime très souvent avec les mèmes d’animaux. « De plus, le chien a de grands yeux, ce qui est un des traits attribués qui rendent les sujets « mignons ». Bien sûr, comme tous les mèmes il a des variants avec des situations diverses » ajoute-t-il. Un monde qui s’écroule, certes, mais avec mignonnerie.
« Distracted Boyfriend » « Le petit ami distrait ») : une critique du capitalisme ?
Photo issue à l’origine d’une base de données, elle est devenue un mème en 2015 à partir du moment où une légende fut accolée. « Ce type de mème est différent du précédent car il n’est pas fait pour intervenir dans un échange, il est fabriqué pour dire quelque chose en général. Je parle de mème « poétique » en renvoyant à l’étymologie du grec poiein, créer. Certains internautes ont d’ailleurs fait des variants le renvoyant à des œuvres d’art antérieures, comme cette version où deux statues antiques sont disposées de telle sorte qu’un couple semble se retourner sur une troisième, qui semble s’avancer vers nous. Ou encore, Charlot avec son amie, se retournant vers une passante », explique François Jost.
Une image qui n’est pas sans signification. « Très souvent les mèmes servent à exprimer des idées : je les appelle pour cette raison « idéels », notamment grâce à la technique du labelling qui consiste qui consiste à donner du sens à l’image par un étiquetage », développe le sémiologue. Il prend l’exemple d’une version de ce mème, où le jeune homme devient « Youth » (la jeunesse), sa petite amie « Capitalism » (le capitalisme) et celle qu’il vient de croiser « Socialism » (le socialisme). « Le mème en dit long sur la tentation du socialisme de la jeunesse et son acceptation finale du capitalisme qui la retient par la main » ajoute François Jost.
« Math Lady » ou « Confused Lady » « La matheuse » ou « La femme confuse ») : de la telenovela au monde entier
Autre « reaction meme » apparu en 2013 et issu d’une télénovela brésilienne, l’image a d’abord eu du succès sous forme de GIF, présentant une actrice brésilienne. « Cette image virale devient un mème proprement dit, à partir du moment où on lui adjoint quelque chose de plus. En l’occurrence, des signes et des figures mathématiques et avec diverses légendes, il exprime un état de confusion » développe François Jost. « L’adjonction de mots ou d’un détail dans l’image sont constitutifs du détournement que produisent les mèmes » ajoute-t-il.
Le mème de la « Math Lady » est assez représentatif du potentiel de viralité de ces images : parti du Brésil, il est devenu mondial. « Il n’est devenu viral qu’à partir du moment où Buzzfeed Portugal l’a inclus dans l’une de ses listes des meilleurs mèmes. Les classements et les likes sont fondamentaux dans le succès d’un mème » détaille le sémiologue.
« Woman Yelling at a Cat » « La femme criant sur un chat »), ou le chat de la discorde
Le point de départ de ce mème en 2018 est la photo de ce chat blanc attablé, accolé à une capture d’écran d’un épisode de la téléréalité The Real Housewives of Beverly Hills, et posté sur Twitter par une internaute. L’image a été retweetée plus de 78.000 fois, réunissant plus de 200.000 likes sur la plateforme. Un mème qui vient de deux images, qui auraient pût être des mèmes séparément.
« Une nouvelle fois, c’est l’anthropomorphisme qui en fait l’attrait. Celui-ci est renforcé par le fait qu’une femme s’adresse au chat comme s’il était une personne. Ces images ne deviennent des mèmes qu’avec les nombreux variants qu’elles engendrent par leurs commentaires » analyse François Jost.
« Confused Travolta » « Travolta confus ») à Kiev, un mème politique
Ce mème a été posté par l’ambassade de Russie à Kiev, au début du mois de février, alors que les tensions en Ukraine s’accentuaient. « Il reprend un mème apparu il y a une dizaine d’années et représentant John Travolta, dans Pulp fiction, jouant le personnage Vincent Vega. Dans le film, il regarde autour d’une pièce, pendant que le personnage de Mia Wallace lui donne des indications », indique François Jost. De nombreuses autres versions de ce mème l’ont montré devant un rayon de papier toilette vide au début du confinement, dans un magasin de jouet ou encore cherchant sa voiture dans un parking…
Qu’une ambassade se serve d’un mème, surtout en temps de guerre, cela n’a rien d’anodin, selon le chercheur : « Pour les Russes, il s’agissait de montrer que, malgré tous les discours sur la guerre à venir, il ne se passait rien à Kiev. Travolta se tournait à droite et à gauche pour s’en assurer. C’est intéressant car cela montre comment les mèmes peuvent servir à désinformer plus qu’à plaisanter. » De plus, le mème de Travolta n’est pas nouveau, bien au contraire, c’est presque un mème « classique » au sens de la culture Web. « Ils ne sont pas éphémères comme on pourrait le croire. Certains d’entre eux constituent un patrimoine dans lequel les nouveaux viennent puiser », ajoute François Jost. Et ainsi faire passer un message, tout en s’appuyant sur des références connues de tous.
Le livre de François Jost, Est-ce que tu mèmes ? – De la parodie à la pandémie numérique, est disponible depuis le 21 avril dernier aux éditions du CNRS.
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