- Le spectacle Tout sur le rouge, écrit par Elise Thiébaut et mis en scène par Caroline Sahuquet, joue jusqu’au 28 décembre à la Manufacture des Abbesses, à Paris.
- Depuis les années 1970, quelques rares artistes, quasiment toutes des femmes, se sont essayés à parler des règles, ou à en utiliser dans leurs performances.
- Ces femmes artistes ont cependant des démarches très diverses.
C’est une première du genre : depuis le 27 novembre se joue à la Manufacture des Abbesses, à Paris, une pièce de théâtre entièrement consacrée au sujet des menstruations. Du jamais vu, selon l’autrice de ce texte et spécialiste du sujet, Elise Thiébaut, qui a aussi écrit une
« petite histoire des règles », Ceci est mon sang. L’occasion de revenir sur les artistes qui s’y sont intéressés, ou plutôt intéressées puisqu’il s’agit essentiellement de femmes. La liste est non-exhaustive, bien entendu…
Gina Pane, du sang et du lait
C’est dans les années 1970 qu’on trouve, selon Emilie Bouvard, directrice scientifique de la Fondation Giacometti et autrice d’un article scientifique sur la présence de règles chez les artistes, les premières traces de sang menstruel dans l’art. Aux Etats-Unis, Judy Chicago qui a co-fondé la Womanhouse, un espace d’expérimentations artistiques féministes, porte comme un étendard son Red Flag, une lithographie où l’on voit une femme retirer un tampon, tandis qu’en Europe, Valie Export filme sa miction, un mélange de sang et d’urine.
C’est à un autre genre de mélange que l’italienne Gina Pane fera référence, dans une performance intitulée « Action Autoportrait(s) : mise en condition/contraction/rejet », réalisée en janvier 1973. Dans une pièce où est exposée une semaine de son sang menstruel, on la voit d’abord s’étendre sur un lit métallique surplombant des bougies ; puis s’inciser la lèvre inférieure et le bord des ongles avec une lame de rasoir ; enfin gargariser du lait, qu’elle régurgite dans un mélange de sang et de liquide blanc… « C’est un œuvre sur l’aliénation des femmes, elle incarne une position de femme en souffrance » commente Emilie Bouvard.
Tracey Emin expose ses protections périodiques
On trouve assez peu d’œuvres faisant référence au sang des règles dans les années 1980, peut-être à cause de l’épidémie de VIH, mais aussi surtout, selon Emilie Bouvard, parce que dans ces années le féminisme décroît. Il faut attendre les années 1990 pour voir apparaître les traînées rouges de Kiki Smith, ou la serviette hygiénique gisant dans une chambre en désordre de Tracey Emin, une artiste britannique, dans My Bed. Une œuvre vendue près de 3 millions d’euros, et qui fait écho au drap de lit souillé du couple d’artistes Christian Boltanski et Annette Messager, exposé trois ans plus tôt au château de Rochechouart.
Marianne Rosenstiehl, les règles tout en métaphore
Ces dernières années, de nombreuses artistes ont participé à mettre le sujet des règles sur la table et dans le débat public. Celle qui entraîna dans sa suite une foule de journalistes à s’intéresser à ce sujet est sans nul doute Marianne Rosenstiehl. Fin 2014, elle expose au Petit espace des clichés tout en métaphore comme cette armée de soldats remontant la cuisse d’une femme, à l’image de l’expression utilisée en Russie pour désigner les règles (« Voilà l’armée rouge ! »). Ou ces femmes qui traversent les champs pendant leurs règles pour éradiquer chenilles, limaces ou sauterelles, comme ce fut la tradition en Anjou.
D’autres artistes, explique Elise Thiébaut, ont pointé leur objectif sur le sang des femmes, comme la poétesse indienne Rupi Kaur, le franco-américain Victor D’allant (un homme, enfin !), l’américaine Nolwen Cifuentes ou encore la française Maël Baussand, avec sa série Dentelles, réalisée entre 2010 et 2015 : « On y voit émerger une forme de beauté qu’on n’attend pas forcément sur des tampons… » commente l’artiste dans l’excellent épisode de la série LSD de France Culture consacré aux « règles de l’art menstruel. »
Deborah De Robertis, du sang réel contre le consensuel
Et voilà que le portrait de la Femen Sarah Constantin, prise par l’artiste Bettina Rheims, s’est recouvert de deux longues traces de sang. L’autrice de cette attaque est connue pour réinterpréter les œuvres à sa manière : il s’agit de
Deborah de Robertis, qui avait déjà par exemple
écarté les jambes en 2014 et posé sexe à nu devant le tableau de Courbet, L’Origine du monde, au musée d’Orsay. Une façon de lui redonner ses couleurs révolutionnaires…
« Je me propose de rétablir le caractère politique des images que vous avez désincarnées et donc dépolitisées au profit d’images consensuelles (…) L’art ne devrait pas simplement se dire politique et se complaire dans l’esthétisme, mais éveiller les consciences », écrit Deborah De Robertis dans la description d’une vidéo adressée à sa consœur artiste. Une critique en forme de machette…
Laëticia Bourget, une forme d’Arte povera
Moins connue, la démarche de Laeticia Bourget n’en est pas moins intéressante, aussi parce que c’est l’une des rares artistes, comme Paola Daniele, à se servir du sang menstruel dans la durée, de manière répétée, sur plusieurs années. Habituée à se débrouiller, faute de moyens, avec les matériaux qui l’environnent, sans forcément les « acheter », l’artiste s’est mise à peindre avec son sang menstruel à partir de la fin des années 1990. A la manière de l’
Arte povera, qui utilise des « produits pauvres ». Une façon aussi, dit-elle à 20 Minutes, de transformer ce moment douloureux en « opportunité d’explorer » : « C’est une stratégie de vie, nous ne sommes pas obligés de voir négativement nos expériences… »
Sur des mouchoirs s’étalent des formes géométriques, plus tard des portraits et des peintures vibratoires, aux motifs organiques. Et de commenter : « Le sang c’est une matière magique, dont on ne se lasse jamais de découvrir les variations »
Mais attention à ne pas être leurré par l’effet d’accumulation de cet article : les démarches de ces artistes sont très différentes, prévient Emilie Bouvard. Et les initiatives sont rares, et parfois entravées : l’artiste Joana Vasconcelos s’est par exemple vue refuser les portes du château de Versailles en 2012, pour son œuvre La fiancée. Constituée de 25.000 tampons, elle fut jugée trop « sexuelle » par l’établissement. Même si le tabou « se craquelle », il reste compliqué d’aborder les menstruations, estime Elise Thiébaut : « Avec le sang de la guerre, des films d’horreur, on n’a pas de problème. Mais une goutte de sang menstruel dans une pub et le monde est terrorisé… »
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