Pourquoi les victimes de violences sexuelles mettent-elles parfois des années à parler ?

  • Le traumatisme qui efface l’agression du cerveau
  • Les secrets "verrouillés" par la menace et la honte
  • L’agresseur isole sa victime
  • Porter plainte, une épreuve en soi
  • Un "régime de peur" qui freine les témoignages

En 2020, 54 800 personnes ont été victimes de violences sexuelles en France, selon le ministère de l’Intérieur. Si en lui-même, ce chiffre est inquiétant, il ne représente que les faits qui ont été dénoncés. Par peur du regard des autres, du jugement, des procédures judiciaires coûteuses, de l’influence des agresseurs, ou simplement, de ne pas être crues, beaucoup d’autres victimes restent dans l’ombre et le silence pendant des années. Parfois toute leur vie.

Lorsque les faits ont été commis durant l’enfance, précise l’enquête IPSOS réalisée pour l’association Mémoire Traumatique et Victimologie publiée en 2019, celles-ci parlent « plus de 12 ans après ». Un délai maintes fois reproché aux victimes de violences sexuelles, qui mettraient « trop de temps à parler » pour être crédibles.

Sur France Inter, le 28 septembre 2022, la philosophe Élisabeth Badinter estimait en ce sens : « Pourquoi on ne porterait pas plainte avant la prescription ? Parfois, il faut aussi prendre ses responsabilités ». Une réflexion qui, en plus d’être insultante pour les victimes, étouffe à la fois leur traumatisme et la stratégie de bâillonnement des agresseurs. Pour la psychologue Annie Ferrand, spécialisée en psychotraumatologie, cette phrase lancée à la figure des plaignantes et des témoins tardifs sonne ainsi : « On ne peut plus rien faire pour vous aider maintenant, il est trop tard. »

Le traumatisme qui efface l’agression du cerveau

Mais pourquoi, alors que la parole se libère petit à petit sur les violences sexuelles, des victimes ne parviennent pas à se manifester rapidement après l’agression ? Une nuit, deux ans, trente ans… Elles ont parfois littéralement besoin de temps, rien que pour se souvenir précisément des faits ou pour faire face à ce qu’elles ont vécu.

On peut définir la mémoire traumatique comme une espèce de boîte noire où s’est enregistré le moment de la catastrophe.

Phénomène décortiqué et médiatisé par la psychiatre française Muriel Salmona, l’amnésie traumatique fait ainsi « disjoncter » la mémoire des victimes qui mettent alors des années à se remémorer leur agression. « On peut définir la mémoire traumatique comme une espèce de boîte noire où s’est enregistré le moment de la catastrophe », compare à son tour Annie Ferrand. Celle-ci exploserait « comme une bombe atomique » souvent des années après les faits, ajoute Muriel Salmona.

C’est aussi pourquoi, dans certains cas, le témoignage des victimes peut varier au fil des années, des éléments pouvant refaire surface plus tard. Malheureusement, le changement de discours d’une victime se retourne souvent contre elle, ses dénonciations sont alors jugées bancales.

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Les secrets « verrouillés » par la menace et la honte

Ce trouble de la mémoire est aussi directement lié à l’agresseur. Comme l’affirme la spécialiste en psychotraumatologie des femmes et des enfants, Annie Ferrand : « Si on devait faire une liste, la première raison qui pousse les victimes à garder le silence, c’est l’agresseur. À cause de ce qu’il met en œuvre pour verrouiller les secrets ».

Plus l’agresseur va être proche de la famille de la victime, plus il va avoir les capacités à créer son empire mental sur les personnes qui pourraient venir en aide à cette dernière.

Il y a bien une « stratégie de l’agresseur » abonde Muriel Salmona, avec « des contraintes, de la manipulation, des menaces directes ou indirectes. » Sans oublier la mise en place d’une « culpabilisation de la victime » à travers laquelle l’agresseur lui transmet de la honte, « comme si elle était à l’origine de l’agression. » 

Le 19 septembre 2022, alors qu’elle témoignait elle-même d’un viol incestueux qu’elle a subi et pour lequel elle a mis « des années avant [de s’en] rendre compte », à l’antenne de FranceTV, l’actrice Corinne Masiero confiait : « Souvent, quand on est victime d’une agression, on culpabilise en disant ‘c’est de ma faute, mea culpa, j’étais habillée comme ça, je n’ai rien dit ou je n’ai pas dit ce qu’il fallait’. » Tous ces mécanismes participent à la silenciation de la cible.

Ainsi la victime doute, culpabilise, ressent de la honte d’avoir été agressée. Sa mémoire est étouffée par tous ces sentiments.

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L’agresseur isole sa victime 

L’entourage de la victime est un outil supplémentaire pour que l’accusé se protège. « Plus l’agresseur va être proche de la famille de la victime, plus il va avoir les capacités à créer son empire mental sur les personnes qui pourraient venir en aide à cette dernière », souligne Annie Ferrand. Elle donne en exemple des pères incestueux qui vont « soigner leur image auprès de l’école, du médecin traitant ou encore du psy de leur enfant » afin de pouvoir activer « des leviers d’emprise dès lors que monsieur se sentira mis en danger par une procédure ».

Dans 75% des cas, il ne se passe rien. On ne les croit pas, ou on fait comme s’il ne s’était rien passé.

Mais alors, quand bien même l’entourage échappe à la manipulation de l’agresseur, la victime se confie à une personne ayant « les bonnes oreilles mais pas les moyens » de l’aider, regrette la psychologue.

Être entendue par ses proches est une épreuve en soi, dévleloppe Muriel Salmona : « Les victimes font l’expérience de s’exprimer. Elles parlent avec les mots qu’elles ont, essayent de faire passer le message à leur proche dans un premier temps… Dans 75% des cas, il ne se passe rien. On ne les croit pas, ou on fait comme s’il ne s’était rien passé. Alors, comment sauter le pas pour en parler à la police après ça ? ».

Porter plainte, une épreuve en soi

Aussi, quand une victime prend enfin la parole, raconte ce qu’elle a vécu, cela peut réactiver la mémoire traumatique, la conduisant à revivre une nouvelle fois son agression. De plus, lorsqu’elle n’est pas entendue, par son entourage ou par la justice, la victime subit un « trauma de trahison » que Jennifer Freyd, psychologue américaine, décrit dans son livre Betrayal Trauma : The Logic of Forgetting Childhood Abuse (Harvard University Press, 1998) qui survient quand la victime se retrouve face à « une négligence de la part de l’institution » ou alors, face à « un revers » juridique.

Muriel Salmona évoque cette « maltraitance » : « En plus de devoir se confronter à leur agresseur, les victimes vont être elle-même mises en cause, soupçonnées de ne pas dire la vérité ». Au fil de son parcours professionnel et associatif aux côtés des femmes agressées, plusieurs d’entre elles lui ont confié le « tsunami traumatique » qu’elles ont vécu en brisant le silence. Certaines se disaient même « qu’elles auraient été beaucoup plus tranquilles si elles n’avaient jamais porté plainte. »

En 2021, le ministère de l’Intérieur assurait, via un audit sur l’accueil par les forces de l’ordre des femmes victimes de violences conjugales ayant déposé plainte l’année d’avant, que 90% des victimes interrogées le jugeaient « satisfaisant ». La publication de ces résultats a fait bondir l’organisation féministe #NousToutes, qui a lancé un appel aux témoignages et a provoqué le partage de centaines de récits sous le hashtag #PrendsMaPlainte, loins des chiffres du ministère.

Les résultats des 3 500 témoignages anonymes recueillis par #NousToutes entre le 5 et le 24 mars 2022 et publiés par l’association étaient sans appel : 66% des femmes ayant porté plainte évoquaient une « mauvaise prise en charge par les forces de l’ordre lorsqu’elles ont voulu porter plainte pour des faits de violences sexuelles ».

Un « régime de peur » qui freine les témoignages

Dans la prise de décision d’une victime pour s’exprimer, la justice et la police ont un rôle « absolument clef », insiste Annie Ferrand. Ces institutions, dit-elle, « sont là pour défendre les valeurs et l’ordre public, elles sont en première ligne pour redonner l’espoir aux victimes » de voir leur agression reconnue et leur agresseur sanctionné.

En réalité, les condamnations sont très limitées ou insuffisantes. Le Parisien relayait ces chiffres effarants du ministère de la Justice : 76% des enquêtes pour viol ont été classées sans suite en 2017. Que les faits concernent des personnalités connues, comme Luc Besson, pour qui la justice a prononcé un non-lieu dans une affaire de viols en mai 2022, ou bien par exemple un chauffeur de taxi condamné à six ans de prison, dont quatre avec sursis, pour deux viols et une agression sexuelle en récidive, peu d’agresseurs sont inquiétés ou subissent de lourdes peines. « Le doute profite à l’accusé », résumait l’avocate au barreau de Paris Valérie Duez-Ruff dans L’Obs.

Toute victime qui voit comment les classements sans suite s’enchaînent va se dire qu’elle a bien fait de ne pas parler.

« Le régime de peur avance par l’exemple, soupire Annie Ferrand, toute victime qui voit cela, comment les classements sans suite s’enchaînent, va se dire qu’elle a bien fait de ne pas parler ou va se demander : ‘À quoi bon le faire ?' ». Pour Muriel Salmona, il s’agit purement d’une « impunité gravissime » en faveur des agresseurs qui « met en danger toute une partie de la population ».

Pour la psychiatre, « le message envoyé aux victimes est : ‘taisez-vous' ».

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