Vous avez trouvé la première saison d’Emily in Paris ratée et pleine de clichés, mais force est de constater que vous n’avez pas manqué un seul épisode. Pis encore, vous espérez secrètement une suite. Vous n’êtes pas seul(e) et ce comportement porte un nom : le hate watching. Explications.
La naïveté du personnage, le manque de réalisme… Tout ou presque vous agace dans la série Emily in Paris diffusée récemment sur Netflix. Et au lieu d’arrêter les frais, vous avez continué jusqu’au dénouement final, oscillant entre gêne et fascination. C’est ce qu’on appelle le hate watching. Quésaco ? Inventé en 2012 par la journaliste du New Yorker Emily Nussbaum, ce concept illustre cette tendance à regarder une série ou une émission qu’on déteste, et à l’apprécier finalement sans savoir pourquoi. Mais d’où vient cette attitude contradictoire ?
Un effet anesthésiant
«Parfois, on a envie de regarder quelque chose qu’on trouve « débile », qui ne provoque pas trop d’émotions anxiogènes», reconnaît Michael Stora, psychologue et psychanalyste, auteur de Et si les écrans nous soignaient (1). C’est ce qui motive notamment ceux qui souhaitent se «vider la tête» après une longue journée de télétravail. Nathalie Camart, enseignante chercheuse à l’université de Paris-Nanterre et psychologue clinicienne, souligne l’effet anesthésiant de certains programmes sur notre cerveau. «Quand on s’ennuie, le hate watching permet de se réfugier dans quelque chose qui n’a pas de sens. Ce visionnage passif sert à se vider psychologiquement», ajoute-t-elle.
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Tester ses limites
A contrario, certaines fictions déclenchent des émotions fortes et négatives comme le dégoût, la peur ou l’aversion. C’est le cas des histoires d’horreur par exemple. «Ici, le hate watching va apparaître comme une forme de défi, de confrontation avec soi-même», explique Nathalie Camart. Ainsi, en s’exposant à quelque chose qu’il redoute, le spectateur teste ses limites dans l’espoir de surmonter ses angoisses.
Un mécanisme d’identification
Si on s’accroche malgré le dégoût, cela démontre aussi que le processus identificatoire du scénario fonctionne. Comme le souligne la psychologue clinicienne, la fiction a une fonction cathartique, libératice, qui fait ressortir les penchants et fantasmes refoulés du spectateur. «On a tous des faces cachées, sombres qu’on ne veut pas admettre car elles semblent inacceptables, concède Nathalie Camart. Mais comme elles se matérialisent ici sur un écran, on les accepte : il y a un effet déculpabilisant.»
Et si les personnages de fiction sont caricaturés de manière grossière, l’impact serait double, selon la spécialiste. «Ils suscitent davantage la curiosité ou le désir, ce qui ne fait qu’augmenter le processus d’identification», observe-t-elle.
Pression du collectif
Au fond, vous aimez peut être réellement Emily In Paris mais vous n’osez pas l’avouer à vos proches. «Nous ressentons une profonde culpabilité à avoir une occupation futile, même une honte lorsqu’on prend conscience qu’on peut être attiré par la banalité», note le psychologue Michael Stora.
«Le spectateur est sous la pression d’un jugement collectif», indique Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris 1 et auteur de Nos vies en séries (2). On serait finalement effrayé(é) à l’idée que ce que l’on aime ne soit pas reconnu et validé par les autres. «Ce phénomène montre un rapport peu assumé à la culture populaire. Dès que c’est « populaire », on a l’impression que c’est sale, moins noble que celle associée au septième art», développe-t-elle. Et cette honte ne concerne pas seulement les séries mais aussi les émissions de téléréalité. «Ce sont des programmes qui ne sont pas psychologiquement, intellectuellement ou éthiquement corrects, mais qu’on continue à regarder», constate Nathalie Camart.
Cette pression sociale est à double tranchant. D’autres spectateurs vont se forcer à visionner une fiction dans le but d’appartenir à un certain groupe social et ainsi d’éviter une potentielle exclusion. «Au moment de la sortie de la série Game of Thrones, l’effet de mode était tel que même des gens qui ne l’affectionnaient pas l’ont finalement regardé, pour « faire comme tout le monde »», rapporte la psychologue clinicienne.
Jugement élitaire
«D’une manière générale, on adore dire qu’on déteste», ironise le psychologue Michael Stora, qui associe ce comportement au cliché du Français râleur. Blague à part, pour ceux qui l’assument, le hate watching illustre aussi, d’après les spécialistes, une volonté de se différencier des autres. «Il démontre une forme de mépris social : notre jugement élitaire a plus d’importance que celui de n’importe quel autre spectateur», précise la philosophe Sandra Laugier.
Et sur les réseaux sociaux, qui sont l’équivalent d’une «décharge» pour Michael Stora, ce phénomène est amplifié, avec la nécessité absolue de faire entendre son avis, comme une autopromotion. Attention cependant à ce que cet élan de râlerie ne se transforme pas en joutes verbales façon hater, «dont le but est de tout détruire sur son passage», conclut le psychologue.
(1) Michael Stora est l’auteur de Et si les écrans nous soignaient ?, publié aux éditions Érès, 200 pages, 12 €.
(2) Sandra Laugier est l’auteure de Nos vies en séries, publié aux éditions Flammarion, 392 pages, 21 €.
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