Pour être prise au sérieux au travail, je suis obligée de me faire passer pour un homme

  • Présomption d’incompétence contre présomption de compétence
  • Le manspreading conversationnel réduit les professionnelles au silence
  • S’approprier des "attributs de masculinité" pour survivre au travail
  • Comment contrer cette invisibilisation ?

En 2017, Penelope Gazin et Kate Dwyer, deux entrepreneuses américaines, font couler de l’encre au sein des rédactions outre-Atlantique. En cause, non pas le boom de leur site de e-commerce nommé Witchsy, mais plutôt le fait qu’elles révèlent s’être inventées, pendant deux ans, un troisième associé : Keith Mann. 

« Lorsque nous avons commencé, parce que nous étions des jeunes femmes, beaucoup de gens ont jugé ce que nous faisions comme un passe-temps ou une idée mignonne”, témoignent-elles auprès de Fast Company

Elles décrivent alors un « ton condescendant par e-mail » adopté par les développeurs et graphistes qu’elles ont recrutés. « Presque toujours masculins, ces collaborateurs étaient souvent froids, lents à répondre et vaguement irrespectueux dans la correspondance ». Alors, les deux cheffes d’entreprise introduisent un troisième cofondateur : Keith Mann. « C’était comme le jour et la nuit. Il me fallait des jours pour obtenir une réponse, mais Keith pouvait non seulement obtenir une réponse mais aussi se faire demander s’il voulait autre chose”, poursuivent-elles.  

Et si cette idée peut faire sourire, elle est surtout symptomatique des inégalités de genre qui persistent dans le monde professionnel.

Présomption d’incompétence contre présomption de compétence

Pour Laetitia Vitaud, conférencière sur le futur du travail et auteure d’En finir avec la productivité : Critique féministe d’une notion phare du monde du travail (Ed. Payot), ce phénomène n’est pas nouveau.

“L’asymétrie a toujours été très forte. À âge et poste égaux, quand on est une femme, il y a cette présomption d’incompétence, alors que quand on est un homme, il y une présomption de compétence, jusqu’à preuve du contraire », souligne-t-elle. 

Une vérité qu’illustre l’histoire familiale de Mélissa, 28 ans. « Je n’ai jamais ressenti cela, sûrement parce que j’évolue dans une petite équipe quasi entièrement féminine, mais je me souviens de ce que ma mère a vécu », commence-t-elle. 

Quand on est une femme, il faut constamment nager à contre-courant au travail et psychologiquement, c’est très lourd. 

Pendant près de vingt ans, ses parents ont tenu une boulangerie. « Ma mère était aussi impliquée que mon père, c’était leur bébé et il n’y avait de pas chef, ils l’étaient tous les deux”, précise-t-elle. Pourtant, quand une machine tombe en panne et que c’est la mère de Mélissa qui s’occupe de gérer les réparations, on chipote. “En gros, quand c’était à sa demande, on questionnait si la machine était vraiment cassée ou si ‘elle ne savait juste pas l’utiliser’”, traduit la jeune femme. 

Comme le souligne Laetitia Vitaud, de nombreuses expériences et études ont été menées pour mesurer cette différence de traitement. Elle cite notamment l’ouvrage de la journaliste politique Mary Ann Sieghart, The Authority Gap, qui en recense plusieurs. 

En 2014, deux collègues canadiens avaient ainsi « échangé » leurs identités deux semaines durant pour jauger ce biais. « Tout ce que j’ai demandé ou suggéré a été remis en question. Les clients étaient condescendants. L’un d’eux m’a demandé si j’étais célibataire« , témoigne Martin Schneider, alors qu’il se faisait passer pour son homologue féminine Nicole Hallberg, dans un entretien pour City News Everywhere

“Quand on est une femme, il faut constamment nager à contre-courant au travail. Et psychologiquement, c’est très lourd de voir des collègues masculins aller plus vite, parce qu’il vont dans le sens du courant en vous disant que ‘ce n’est pas si difficile’”, commente la spécialiste. 

Le manspreading conversationnel réduit les professionnelles au silence

Cette sensation de piétiner, et donc d’avoir moins de compétences et de légitimité que ses homologues masculins, Jeanne* a également connu. À l’époque, la jeune femme sort de plusieurs années d’études et intègre l’équipe d’une radio locale. 

« J’étais la seule fille de l’équipe de rédaction. Au début on me faisait faire les sujets ‘ingrats’ et les cafés, je pensais que c’était un petit bizutage d’arrivée, mais j’ai vite compris que personne ne voulait m’écouter. J’avais un collègue stagiaire qui avait plus de temps de parole que moi« , raconte-t-elle. 

Quand les femmes ont parlé 30% du temps, on a l’impression qu’elles ont parlé 50% du temps. 

Après une énième conférence de rédaction où l’on « rebute [s]es sujets » et où on « demande des dizaines de clarifications », Jeanne demande à l’un de ses collègues et amis de pitcher son idée. « C’est passé comme une lettre à la Poste, un feu vert immédiat que je n’ai jamais eu. Quand j’ai dit que c’était mon idée, ça s’est retourné contre moi et on m’a dit que c’était une attitude puérile. J’ai quitté l’entreprise quelques mois après », avoue-t-elle. 

Selon Laetitia Vignaud, les femmes sont ignorées jusque dans leurs prises de parole. « De nombreuses études ont été menées sur le sujet. Souvent les femmes parlent moins, elles essaient d’être efficaces et occupent moins l’espace en temps de parole. Mais les perceptions sont différentes, on note que quand les femmes ont parlé 30% du temps, on a l’impression qu’elles ont parlé 50% du temps. Aux Etats-Unis, on parle même de manspreading conversationnel. Il y a l’idée que les femmes sont là pour écouter et on décrédibilise des voix plus aiguës, dans tous les contextes professionnels. Le mythe c’est que c’est des pipelettes dont les voix sont désagréables », explicite la spécialiste. 

S’approprier des « attributs de masculinité » pour survivre au travail

Pour se prémunir de ces discriminations, certaines femmes ont dû s’approprier des « attributs de masculinité » pour se faire entendre au travail. « J’ai appris à parler plus fort et aussi à arrêter de faire la bise (avant le Covid, ndlr) », illustre Jeanne. 

Parfois, ces changements adaptatifs sont même physiques. En 2017, la BBC relayait l’histoire d’Eileen Carey, PDG de l’entreprise Glassbreakers. Elle y expliquait avoir teint ses cheveux blonds en bruns, pour « être prise plus au sérieux » et « arrêter de se faire draguer ». « Ce n’est pas seulement la couleur des cheveux. Eileen Carey a troqué ses lentilles de contact contre des lunettes et dit qu’elle porte des vêtements amples et unisexes pour travailler », précisait le média britannique à l’époque. 

On n’écoutera jamais une femme avec la même qualité d’attention et d’écoute qu’un homme. 

Mais d’après Laeticia Vitaud, ces stratégies d’adaptation, si elles peuvent aider, ne solutionnent pas le problème. « Je me souviens d’une anecdote racontée par Christine Lagarde, présidente du FMI, alors qu’elle était devant un panel prestigieux. Elle s’est mise à parler, mais elle a observé l’effet physique de sa prise de parole sur les hommes qui lui faisaient face. Ils se sont mis à regarder leurs téléphones, le sol, leurs papiers… Elle a alors frappé du poing sur la table et les choses sont rentrées dans l’ordre, mais ça montre bien que même quand vous résistez, que vous parvenez à vous imposer, vous serez toujours obligée de rappeler votre autorité et votre légitimité. On n’écoutera jamais une femme avec la même qualité d’attention et d’écoute qu’un homme », résume-t-elle. 

Comment contrer cette invisibilisation ? 

Et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon une enquête de l’American Economics Association menée en 2019 et citée par l’experte, « 69% des femmes économistes jugent que leur travail n’est pas pris au sérieux comme celui de leurs collaborateurs masculins, contre 43% des hommes ». 

Mais alors, comment contrer cette invisibilisation de la parole et du travail des femmes dans le monde professionnel ? Pour Laeticia Vitaud, ce n’est pas une mince affaire, tant les disparités se créent dès le plus jeune âge. « Tout commence à l’école, où les petits garçons sont jugés comme ‘intelligents’ et les filles ‘consciencieuses’« , poursuit-elle. Des croyances qui nourrissent un syndrome de la bonne élève et limitent de nombreuses femmes dans leur vie professionnelle. 

Cependant, la conférencière rassure : il existe des outils qui peuvent aider en entreprise. « Il faut absolument instaurer une écoute. Parfois, cela passe par des rituels, des règles que l’on applique en réunion. Par exemple, on n’a pas le droit de prendre la parole tant qu’une personne n’a pas terminé de parler. Plutôt que de dire aux femmes qu’il faut qu’elles parlent plus et plus fort, il faut désormais dire aux hommes d’écouter et de ne plus seulement entendre », termine-t-elle. 

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*Le prénom a été modifié 

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