Photos "nudes" et sextapes divulguées sans consentement : quand l'intime devient une arme de domination

  • Julie, victime d’une publication non-consentie de "nudes"
  • Laura, aussi victime d’un chantage à la divulgation
  • Les profils des cyber-agresseurs, les conseils aux victimes
  • Que fait la justice, concrètement ?
  • Ne jamais culpabiliser les victimes
  • Du traumatisme à la reconstruction

« C’est bon, tu as fini ? » Dans la cour du lycée, Adrien (le prénom a été modifié) interrompt ainsi Julie. Son ancienne petite-amie, alors âgée de 15 ans, vient de lui annoncer qu’elle sait qu’il a partagé à ses copains des contenus intimes qu’elle lui avait envoyé au cours de leur relation. Adrien lui ricane au nez lorsqu’elle qualifie son acte d’irrespectueux. Il est pourtant même illégal.

Durant leurs quelques mois en couple au cours de l’année de seconde, Adrien, « très populaire » parce qu’il fait partie de l’équipe de rugby du lycée, réclame souvent à Julie des selfies d’elle en sous-vêtements, sur Snapchat, réseau social où les images et vidéos envoyées s’effacent automatiquement. Sauf en cas d’enregistrement. « ll prenait des captures d’écran. Je trouvais ça bizarre. Mais je me rassurais en pensant : ‘C’est parce qu’il aime bien mes photos et souhaite les revoir' », rembobine Julie, 20 ans aujourd’hui.

Julie, victime d’une publication non-consentie de « nudes » 

À la rupture, la jeune fille récupère le smartphone prêté au rugbyman qui avait cassé le sien. Elle y découvre d’abord des photos dénudées, des nudes, d’autres jeunes filles, transférées à la bande  d’athlètes du lycée, puis les siennes. Toutes les siennes, ainsi que des extraits de leurs anciennes conversations à caractère sexuel.

Ils s’échangeaient nos photos intimes comme des cartes Pokémon.

Dans cette association sportive à l’esprit boys club, « ils s’échangeaient nos photos intimes comme des cartes Pokémon », s’indigne Julie. Peut-être même que certaines des demandes de son conjoint de l’époque étaient en fait celles de ses amis.

Puis Julie se remémore cette fois où Adrien l’avait filmée à son insu, alors qu’elle était allongée sur lui, en culotte. « Pas d’accord du tout » avec cet enregistrement, elle lui avait demandé de le supprimer. Mais elle ignore encore aujourd’hui s’il détient cette vidéo. 

Laura Pereira Diogo, co-fondatrice de l’association Stop Fisha – qui traque sur les réseaux sociaux les comptes « fisha », où des contenus intimes de jeunes femmes sont publiés sans leur consentement – a été victime d’une divulgation similaire, doublée d’un chantage, que l’on nomme également « sextorsion », et qui a duré des années après les premiers faits.

À la rentrée de terminale, Laura découvre qu’un ami, avec qui elle s’était déshabillé en FaceTime six mois auparavant, a partagé en story (une publication consultable durant 24 heures) sur Snapchat un enregistrement qu’il avait fait à son insu de cet appel-vidéo. Bien sûr, le garçon a pris soin de griffonner son visage avant publication, pas celui de la jeune fille.

Dès qu’elle ouvre son application et réalise qu’elle est affichée nue devant un indéfinissable nombre de personnes, Laura lui demande de supprimer le contenu. Ce qu’il fait, par crainte qu’elle dépose plainte. Il est déjà trop tard : la story a, entre temps, été enregistrée par de nombreux internautes, et « fait le tour du lycée ».

Il me précisait qu’il avait accès à des comptes influents, qu’il passerait par ces groupes pour diffuser la vidéo à un maximum de personnes.

L’étudiante et militante contre les violences en ligne aujourd’hui âgée de 20 ans se souvient douloureusement des regards, des insultes, et même des menaces (« Ne t’inquiète pas, je vais retrouver la vidéo et faire en sorte que tout le monde la voit », lui jure un élève) encaissés durant trois mois, dans les couloirs de l’établissement scolaire comme sur les réseaux sociaux. « Un garçon m’a traitée de ‘salope’, avant de me décrire les positions sexuelles qu’il comptait me faire faire », témoigne-t-elle, pour que d’autres victimes ne se sentent plus seules.

Laura, aussi victime d’un chantage à la divulgation

Régulièrement durant cet invivable trimestre, et sporadiquement ensuite, un individu caché derrière un indéchiffrable pseudonyme sur Snapchat renvoie à Laura cette vidéo dénudée, la menaçant de la republier si elle ne lui envoie pas d’autres photos ou enregistrements de la sorte.

« Il me précisait qu’il avait accès à des comptes influents, qu’il passerait par ces groupes pour diffuser la vidéo à un maximum de personnes. Il me décrivait ce que je devais lui envoyer : mes seins sous un certain angle, ou encore, une série de dix selfies dénudés. Et si l’un ne lui plaisait pas, il m’ordonnait de recommencer. »

Laura s’exécute, chaque fois, angoissée à l’idée de retrouver la vidéo initiale – qu’il lui renvoie à chaque fois, pour lui rappeler qu’il l’a bien en sa possession et ne ment pas – sur les comptes fisha, qu’elles vérifient et re-vérifient les jours suivants ses pressions.

Une fois, le cyberharceleur lui renvoie aussi les nudes qu’il lui avait précédemment réclamés, pour lui montrer qu’il les avait en fait enregistrés. Et donc, « qu’il avait encore plus de ‘preuves’ contre moi ». Une autre fois, l’homme lui donne rendez-vous dans les toilettes de la gare de leur ville, toujours en formulant son chantage à la divulgation, avant de se rétracter.

Il y a quatre mois, le maître chanteur a ressurgi du téléphone de Laura. Qui n’a, cette fois, pas donné suite à ses menaçantes requêtes. Soutenue par d’autres victimes au sein de l’association, et davantage sensibilisée et armée face aux cyberviolences qu’avant son engagement militant, elle a réussi à dire « Non », et à bloquer ce compte.

Les profils des cyber-agresseurs, les conseils aux victimes

C’est précisément ce que recommande de faire Juliette, responsable du pôle d’accueil et d’accompagnement des victimes et des témoins de cette même association. Qui ajoute un autre conseil capital : prendre et garder des captures d’écrans des extraits de conversations qui démontrent le chantage ou la diffusion non-consentie de contenu, et sur lesquelles le pseudo – ainsi que l’identifiant, dans le cas de Snapchat – doit figurer.

La capture d’écran constitue la preuve dont ont besoin les plateformes de signalement de contenus illicites, comme PHAROS (pour « Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements », créée par le gouvernement), e-Enfance ou encore Point de Contact, pour parvenir à faire supprimer le contenu ou le compte, insiste la spécialiste.

Juliette recommande d’ailleurs de signaler la publication non-consentie auprès de ces associations ou sites dédiés à cette lutte, plutôt que de le faire seulement sur le réseau social qui héberge le contenu en question. « Avec ces plateformes spécialisées, il n’y a pas le risque de l’algorithme et de ses failles. La demande de retrait est traitée de manière beaucoup plus humaine que sur les réseaux sociaux », explique celle qui ajoute que les victimes peuvent aussi contacter son association, Stop Fisha, qui se chargera pour elles de ces démarches. 

L’étudiante engagée a observé des récurrences dans le procédé des cyber-agresseurs, et distingue trois profils. D’abord, celui qui connaît la victime dans la vie physique (son compagnon ou son ex-conjoint, par exemple), et qui va user du chantage émotionnel. « La victime est souvent une jeune fille, menacée d’une diffusion sur le groupe de sa classe, les réseaux sociaux, ou à ses parents, si elle n’obéit pas », précise l’interrogée.

Deuxièmement : celui qui partage en ligne le contenu sans le consentement de la victime, mais sans exercer de chantage en amont. « Souvent, elle comprend que ses photos ou vidéos intimes ont été affichées quelque part sur la Toile, parce qu’elle reçoit subitement des centaines de demandes sur les réseaux sociaux. »

Nous avons déjà fait face à des policiers qui nous demandaient ce qu’était Snapchat, alors que nous venions porter plainte pour un contenu divulgué sur Snapchat.

Enfin, une troisième catégorie « dont on ne parle pas assez », selon Juliette : des profils de femmes, derrière lesquels des hommes se camouflent, et proposent à d’autres hommes – « à la chaîne, depuis d’autres continents » – un appel vidéo. « Au cours de cette rencontre virtuelle, ils demandent à la victime de se dénuder, de montrer ses parties génitales, et la font chanter dès le lendemain. »

L’intelligence artificielle est utilisée, afin que ce soit un visage de femme, un deepfake, qui s’affiche lors de cette prise de contact-hameçon. Est ensuite exigé à la victime d’acheter des cartes de jeux vidéo, ou d’envoyer de l’argent en un temps imparti, sans quoi, menace l’escroc, la vidéo sera envoyée à tous ses contacts Instagram ou Facebook. 

« On observe moins de diffusion dans ce cas de figure, car l’objectif est purement de racketter, pas d’humilier – ce qui est, à l’inverse, la principale visée des comptes fisha -« , note Juliette, qui conseille également aux victimes de ce type de chantage, de changer temporairement leur pseudo et leur photo. « Si le bourreau ne retrouve pas le profil ciblé, il abandonne rapidement et tente l’arnaque avec un autre internaute. »

Que fait la justice, concrètement ?

Juliette encourage aussi les victimes à déposer plainte, « sans jamais les forcer ». La plupart des femmes qui ont contacté son association ne souhaitent d’ailleurs pas solliciter les autorités.

Seulement 7,95% des victimes de divulgation non-consentie de nudes sur le territoire français et belge francophone ont déposé plainte, selon une étude menée durant deux ans par Ludovic Blécot, sexologue clinicien, et publiée à l’été 2022.

En cause, la crainte légitime, comme pour d’autres victimes de violences sexistes et sexuelles, d’une mauvaise prise en charge de leur plainte par les forces de l’ordre, mais aussi, d’une méconnaissance des cyberviolences. « Nous avons déjà fait face à des policiers qui nous demandaient ce qu’était Snapchat, alors que nous venions porter plainte pour un contenu divulgué sur Snapchat », illustre celle qui est chargée d’accompagner les victimes.

Aussi, ces dernières ne se rendent pas dans les commissariats, car celles mineures ne savent pas qu’elles peuvent le faire sans la présence de leurs parents, a observé Juliette, qui le leur apprend souvent. « Les parents seront tenus au courant, mais dans un second temps, ce qui laisse le temps à la préparation. »

« Il était hors de question d’en discuter avec ma famille, j’avais trop peur de leur réaction », se remémore Laura. « À l’époque, les conversations sur la sexualité étaient taboues avec ma mère », abonde Julie, qui ignorait son droit à déposer plainte avant la majorité et regrette aujourd’hui, à l’heure de la prescription, de ne pas l’avoir fait.

Les victimes peuvent aussi être découragées à entreprendre un parcours judiciaire, tant « cette infraction n’est pas suffisamment prise au sérieux par les magistrats », comme le déplore Me Rachel-Flore Pardo, avocate spécialiste en cyberviolences, aussi co-fondatrice de Stop Fisha.

Alors que la peine maximale pour la divulgation non-consentie d’un contenu à caractère sexuel s’élève à deux ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende si la victime est majeure, et sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amendes dans le cas où elle est mineure, « en France, en 2020, 3 000 plaintes pour cette infraction ont abouti à 200 condamnations. Le reste ? Des rappels à la loi. Comme si ce n’était pas si grave », dénonce cette avocate, qui a défendu plusieurs victimes de diffusion non-consentie de sextapes. 

La justice ne peut apporter aucune garantie à la victime : nous n’avons pas de moyens de retenir la rediffusion du contenu qu’elle dénonce.

« Le préjudice de la victime est sous-estimé, alerte-t-elle. On ne prend pas en compte son stress post-traumatique, son angoisse constante de voir le contenu réapparaître. Quand bien même il y a une audience, la justice ne peut apporter aucune garantie à la victime : nous n’avons pas de moyens de retenir la rediffusion du contenu qu’elle dénonce. Autant de personnes qui l’ont vu ont pu l’enregistrer.  »

Au Royaume-Uni, un système permet de prévenir la rediffusion d’une image intime, impossible alors à republier par quiconque si elle a été déjà signalée.

Une peine qu’encourt le maître chanteur d’Aya Nakamura. Victime d’un chantage à la sextape après le vol de deux tablettes tactiles à son domicile, la chanteuse a déposé plainte le 24 janvier 2023. Au bout du fil, l’anonyme l’a menacée, à plusieurs reprises, de rendre publics ces documents si elle ne lui versait pas la somme de 250 000 euros.

Cette affaire n’est pas sans rappeler celle de la divulgation de la sextape de Pamela Anderson et de son époux, le batteur Tommy Lee. Dérobée en 1995 par un électricien qui effectuait des travaux dans leur maison, la vidéo avait été relayée sur Internet et dans la presse. 

L’actrice canadienne avait perdu son procès, ainsi que les droits de ses propres images, les jurés, lui reprochant – comme elle le raconte dans le documentaire Pamela, a love story, disponible sur Netflix – son passé de playmate et ses photos dénudées dans le magazine Playboy. Une inversion de la culpabilité, un exemple précis de slut-shaming. Ou quand une femme est culpabilisée et stigmatisée pour ses pratiques sexuelles. Et en l’occurence, aussi, pour son apparence de « bimbo ».

  • "Pamela, a Love Story" : Pamela Anderson dit avoir détesté son corps après avoir subi des violences sexuelles
  • Comment la sex tape volée de Pamela Anderson et Tommy Lee a ruiné la carrière de l’actrice canadienne

Ne jamais culpabiliser les victimes

Culpabiliser les victimes, les militantes de Stop Fisha s’attèlent à ne jamais tomber dans ce piège lorsqu’elles leur formulent des conseils. Il n’est jamais question de leur dire qu’elles n’auraient pas dû réaliser une sextape ou envoyer un selfie dénudé.

Cette pratique est OK, si vous êtes consentantes. Le problème ne viendra jamais de vous, mais toujours de celui ou ceux qui diffusent sans votre accord.

« Les nudes, les vidéos intimes, sont des pratiques sexuelles répandues », rappelle Me Rachel-Flore Pardo. Près de 75% des jeunes entre 13 et 25 ans, ont déjà envoyé des nudes d’eux-mêmes, selon cette même étude universitaire dirigée par le sexologue clinicien.

Lorsque Julie a découvert que son ancien petit-copain avait divulgué ses photos, elle fut d’abord sidérée. « Je me souviens avoir fait tomber le téléphone par terre, de choc. J’ai éprouvé de la colère envers lui, et très vite, de la culpabilité envers moi », raconte Julie, qui a mis du temps à se débarrasser de ce sentiment. À l’époque, la lycéenne pensait que si elle dénonçait ce dont elle avait été victime, « on allait dire que c’était de [s]a faute, qu'[elle] n’avait pas à envoyer ‘ça' ».

Aujourd’hui, elle souhaite adresser un message clair aux victimes : « Cette pratique est OK, si vous êtes consentantes. Le problème ne viendra jamais de vous, mais toujours de celui ou ceux qui diffusent sans votre accord ». 

Laura a elle aussi travaillé sur cet injuste sentiment de culpabilité. Littéralement travaillé. En choisissant pour problématique de son mémoire de fin d’études : « L’échange de nudes est une forme de sexualité en ligne, sa diffusion non-consentie, une forme de violences sexuelles ».

Lui mène une vie paisible, et moi, je galère toujours à avoir un rapport sain à mon corps.

Me Rachel-Flore Pardo tient à alerter également sur une expression culpabilisante, pourtant très répandue pour évoquer la divulgation de contenu à caractère sexuel et le chantage autour : « revenge porn ». Une formule qu’elle bannit, qui place la faute sur la victime, puisqu’en parlant d’une « vengeance », est insinué qu’elle avait auparavant commis une erreur, et qu’elle doit ainsi en être punie.  

Du traumatisme à la reconstruction

Julie, « qui a conservé toutes les preuves, au cas où », ressent aujourd’hui une « frustration ». « Lui mène une vie paisible, et moi, je galère toujours à avoir un rapport sain à mon corps », confie celle qui « a eu du mal à [s]e mettre nue devant ses partenaires sexuels » durant plusieurs années.

Mai c’était sans compter sur la rencontre amicale. Il y a trois ans, lors de sa rentrée sur les bancs de la fac, une étudiante et photographe amateure lui propose un shooting en sous-vêtements, pour qu’elle apprenne à regarder son corps avec bienveillance, l’aimer de nouveau. Le début de sa reconstruction.

Quelques mois après le cybersexisme et le harcèlement scolaire dont elle fut victime, Laura a été formée pour devenir ambassadrice du programme de l’éducation nationale anti-harcèlement. Avec l’aide du club de cinéma de son lycée, elle a réalisé un court-métrage intitulé « La parole sauve », et dans lequel elle rejoue son histoire. Ce film de sensibilisation, récompensé par un prix académique, a été diffusé dans les classes de l’établissement, y compris dans celles des élèves qui l’ont harcelée après la publication non-consentie de la vidéo d’elle. En témoignant ainsi, face à eux, Laura a commencé à reprendre confiance en elle.

Puis son engagement associatif s’est révélé être sa « thérapie ». La vingtenaire intervient en milieu scolaire, témoigne dans les classes, glisse aux élèves qu’ils peuvent se confier à elle s’ils vivent une violence similaire.

Résultat : un·e élève « au moins » se rapproche d’elle lorsque la sonnerie retentit, dès lors que les camarades ont franchi la porte. Le glaçant contraste entre la réalité et la réponse des tribunaux.

  • Deepfake pornographique : "Mon corps n’est pas un objet dont on peut se servir sans ma permission"
  • La détresse des ados cyberharcelés

Source: Lire L’Article Complet