Pédocriminalité : Quand les internautes s'en mêlent et tendent des pièges en ligne

Ils se définissent comme des « intercepteurs de prédateurs sexuels ». Chaque soir en rentrant du travail, des groupes d’initiative citoyenne commencent une deuxième journée sur les réseaux sociaux, où ils se font passer individuellement pour des enfants de moins de 15 ans. Le but ? Mettre les pédocriminels présumés dans le viseur des autorités.

« Lorsque j’ai créé mon premier profil d’enfant en 2019, je ne savais pas à quoi m’attendre » raconte sous pseudo Steven Moore au téléphone. « Je l’ai fait parce qu’une maman inquiète m’avait alerté sur les messages que recevait sa fille et que je ne pouvais plus me contenter d’être spectateur de l’horreur ». Trente minutes passent et la fictive « Alicia, 12 ans, passionnée d’équitation » reçoit un premier message. Au bout d’une heure ou deux, une dizaine de prédateurs pensent être entrés en contact avec l’enfant virtuel. Armé de captures d’écran, le père de famille se rend finalement au rendez-vous fixé par l’un deux, un retraité de 65 ans convaincu d’y retrouver la jeune fille de 12 ans. Largement diffusée, cette rencontre « surprise » à La Réunion, permettra l’interpellation puis la condamnation de l’homme piégé. Elle encouragera surtout la création du collectif « Team Moore » – inspiré de groupes anglo-saxons – qui représente aujourd’hui une cinquantaine de bénévoles et de nombreuses équipes autonomes, opérant anonymement depuis la France, l’Ile de la Réunion, l’Ile Maurice, la Belgique, la Suisse et le Canada. À son image, d’autres groupes – tels que « Les enfants d’Argus » ou la « Team Eunomie » – se sont progressivement constitués pour protéger les enfants du spectre pédocriminel (à préférer au terme « pédophile », qui induit une notion d’amour) présent sur internet.

Menace pédocriminelle : quand les internautes s’en mêlent

Disséminés sur la toile, ces citoyens de l’ombre se veulent « le filet de protection des enfants », de plus en plus nombreux sur les réseaux sociaux, dont ils contournent l’âge minimum de 13 ans à l’inscription. Sans surprise, depuis le confinement, les plateformes – terrain privilégié des prédateurs sexuels – ont observé une explosion du contenu pédopornographique et de prise de contacts avec les mineurs. Face à l’ampleur de la menace et le manque d’effectifs pour la contrer (ils ne seraient que 14 cyber-patrouilleurs habilités en France), des parents inquiets se décident à agir eux-mêmes. Sur Facebook, ils créés des profils d’enfants – entre 8 et 15 ans – à partir de leurs photos personnelles, likent des pages de chanteurs ou d’animaux pour appuyer le réalisme… puis attendent. Car en plus de veiller à ne pas usurper d’identité, les membres du collectif ne doivent pas provoquer l’infraction en engageant la conversation. Cette dernière ne tarde pourtant jamais à s’ouvrir, comme le prouvent les 700 demandes d’amis que comptabilisent certains profils d’enfants, un mois seulement après leur mise en ligne.


Dans les messages de membres de la « Team Moore » : une centaine d’hommes (à plus de 99%), de tout âge, nationalité ou religion. Ils apparaissent généralement à visage découvert, sous leur véritable identité et détiennent parfois jusqu’à 30 comptes pour déjouer les signalements Facebook, rendus dès lors inutiles. Dénommés « pervers » par le collectif, certains entrent dans le vif du sujet dès les premiers messages. D’autres, plus insidieux, cherchent à instaurer une relation de confiance avec l’enfant, qu’ils manipulent sur plusieurs semaines avant de dévier progressivement les conversations. « Ils demandent d’abord une photo du visage, puis de la culotte, puis des parties intimes… « , explique Steven Moore. À chaque connexion, d’un enfant virtuel à l’autre, les sollicitations sexuelles se multiplient : envoi de photos ou vidéos explicites de l’adulte, extraits de films pornographiques accompagnés de propositions d’initiation à certaines pratiques, demandes de production pédopornographique à l’enfant… Une escalade d’intimidation qui peut aller jusqu’aux menaces de mort, à l’encontre du mineur ou de sa famille.


« Même quand on pense avoir tout vu, on découvre encore de nouvelles horreurs » se désole le collectif, confronté quotidiennement à des propositions « qui dépassent l’entendement ». « Les professionnels de la protection de l’enfance bénéficient d’un suivi psychologique pour une raison. C’est là que le groupe est important : on se soutient et on réalise qu’on ne pourrait pas tenir seul », confie le fondateur de la « Team Moore », dont les membres – pour la majorité d’anciennes victimes de comportements pédocriminels – se retirent parfois pour prendre du recul… mais reviennent toujours. Avec ce piège tendu sur la toile, ils espèrent protéger les enfants d’éventuels traumatismes qu’eux-même ont pu subir plus jeunes et faire ainsi « changer la peur de camp ». Soit, que dans le doute constant de savoir à qui les profils prédateurs s’adressent en ligne (un enfant ? un parent ? un policier ?), ceux-ci s’abstiennent tout simplement d’entrer en contact avec des mineurs… ou tombent dans « les filets » du collectif s’ils le font.

Passer le relai aux autorités

Sur plusieurs mois, à raison de 50 heures par semaine pour les plus investis, les internautes poursuivent leurs échanges avec les pédocriminels présumés, veillant toujours à rester passifs afin de ne pas inciter au délit. Au fil des conversations, ils collectent des indices sur l’identité de leurs interlocuteurs et capturent les preuves des agissements de ces derniers, qui tombent sous le coup de plusieurs infractions sexuelles définies aux articles 227-22 et suivants du code pénal (entre autres, corruption de mineur, détention, diffusion et recel d’images de mineurs à caractère pornographique). Ainsi constitués, les dossiers sur les suspects – jusqu’à 300 pages pour certains – sont transmis aux procureurs compétents, qui décident de l’opportunité d’ouvrir une enquête.

À noter que, persuadés de s’adresser en ligne à des enfants de moins de 15 ans, la plupart des prédateurs sexuels finissent par leur fixer un rendez-vous dans la vie réelle. Une proposition sexuelle constitutive d’un délit passible de deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende, et de cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende en cas de rencontre. Si la « Team Moore » doit sa notoriété à l’une d’entre elles, elle confirme cependant avoir abandonné rapidement la pratique de confrontation, jugée trop risquée. « Même si on engageait des gardes du corps professionnels afin d’assurer la sécurité des bénévoles, on ne savait jamais sur qui on pouvait tomber » explique le collectif, qui risquait par ailleurs d’être accusé d’atteinte à la vie privée. Il se contente désormais de signaler les faits à la police qui, informée du rendez-vous, peut dès lors interpeller le suspect sur les lieux (généralement un parc public), ou directement chez lui.

En deux ans, l’activité de la « Team Moore » aurait facilité près d’une quarantaine d’arrestations, à l’origine d’une quinzaine de condamnations en France. Le 2 mai dernier, les signalements du collectif ont notamment permis l’interpellation, lors d’un faux rendez-vous à Valenciennes, d’un homme d’une vingtaine d’années, immédiatement placé sous contrôle judiciaire pour des faits de « propositions sexuelles à une mineure de moins de 15 ans ». Au-delà des frontières nationales, le collectif revendique – à travers ses ramifications de mouvements citoyens – une centaine d’interpellations dans le monde, dont le démantèlement d’un réseau de production et diffusion de contenus pédopornographiques au Canada.

Une initiative d’avenir ?

Admises depuis une dizaine d’années au Royaume-Uni, ces pratiques citoyennes demeurent contestées par la plupart des autorités judiciaires françaises, qui craignent des « soucis de régularité de procédure et de sincérité des preuves » pouvant compromettre l’ouverture d’une enquête. Interrogée par Libération, la capitaine de police Véronique Béchu estime que ces méthodes comportent également le risque de mettre en péril une enquête menée en parallèle par la police, puisque le suspect pourrait être encouragé à supprimer les traces de son activité illicite et redevenir anonyme s’il venait à réaliser qu’on le piste. La cheffe du Groupe central des mineurs victimes souligne enfin les risques de dérives, comme l’organisation de « guets-apens » et leur dangerosité, « à la fois pour les personnes piégées et pour les membres des teams ».

Sur ce point, le fondateur de la « Team Moore » tient à assurer du sérieux de leurs motivations et méthodes et ce, dès le recrutement des bénévoles. Il explique que chacune des demandes pour rejoindre le collectif, aujourd’hui quotidiennes, serait passée au peigne fin : « On effectue un contrôle d’identité, une enquête de moralité, on demande un extrait du casier judiciaire et on mène un entretien en visioconférence, ce qui nous permet d’exclure les discours violents », desquels le collectif se désolidarise. Les nouveaux membres « triés sur le volet pour éviter les dérives », seraient ensuite formés sur plusieurs mois, notamment au cadre légal à respecter strictement pour que les preuves récoltées soient recevables en justice (ne pas usurper une identité à la création du profil, inciter la commission d’une infraction ou révéler l’identité d’un pédocriminel présumé, sous peine d’encourir des poursuites pénales).

S’il milite avant tout pour un renforcement de la prévention et de la répression de la pédocriminalité en France, le collectif citoyen espère une possible collaboration avec les autorités à l’avenir avec, pourquoi pas, l’instauration de « réservistes cyberpatrouilleurs ». Certains procureurs ayant bénéficié de l’appui des collectifs soutiendraient par ailleurs cette possibilité, en réponse au manque de moyens alloués pour contrer la menace grandissante sur la toile. Aux caméras de BFMTV, le commissaire Philippe Guichard rappelle pour sa part que l’enquête pénale est un « travail de spécialistes » qui se déroule sous le contrôle d’un magistrat. Le directeur de l’Office central pour la répression des violences aux personnes estime que « ce n’est pas à la population de pallier une éventuelle déficience des services de l’État » et encourage dès lors les individus à se tourner vers la plateforme PHAROS pour signaler les contenus et comportements illicites observés sur internet. De son côté, le Gouvernement a mis en place fin 2020 un numéro vert à destination des personnes attirées sexuellement par les enfants, qui aurait aidé 340 d’entre elles sur la phase d’expérimentation.

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