- Pour son troisième roman, Panorama, Lilia Hassaine fait un bond en 2049 où la France a basculé dans l’ère de la transparence.
- Grâce à cette révolution sociétale et architecturale, la paix est assurée et la police, renommée « gardien de protection », n’a quasi plus de travail, jusqu’à la disparition inquiétante d’une famille.
- A travers cette enquête futuriste, Lilia Hassaine jette une lumière critique sur nos usages numériques et notre façon de montrer nos intimités sans se poser de question.
A quoi ressemblerait un monde qui nous force à dévoiler notre intimité ? Dans son troisième roman, Panorama (Gallimard), finaliste du prix Renaudot, Lilia Hassaine imagine une société de la transparence qui révolutionne son organisation et son architecture au nom de la sécurité. Fini les violences domestiques quand on vit dans des maisons de verre – renommées maisons-vivariums – qui nous exposent en permanence au regard des autres.
A travers cette dystopie, l’ancienne chroniqueuse de Quotidien de Yann Barthès, sur TMC, offre une allégorie des réseaux sociaux qui ont permis le meilleur – la libération de la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles – comme le pire – le pillage des données personnelles, les bulles numériques, la prolifération des idées complotistes…. Autour d’un petit-déjeuner dans un café du quartier de Montparnasse, Lilia Hassaine revient sur ses sujets de prédilection et plonge dans le monde futuriste de Panorama qui jette une lumière crue sur nos comportements numériques et IRL.
Pourquoi avoir voulu plonger dans le monde dystopique de « Panorama » ?
Le point de départ, c’était la question de la transparence. L’idée m’est venue devant une salle de bains éclairée dans la nuit au moment de la promotion de mon précédent livre [Soleil amer, Gallimard, 2021]. J’ai eu l’impression d’entrer dans une intimité. J’ai vraiment vu une scène. Le point de départ était très littéraire, même littéral. Ce n’était pas du tout réfléchi, ni intellectualisé. J’ai commencé à imaginer ce que cela impliquerait si on généralisait l’idée d’une maison vitrée à toute la société. Si on pouvait voir nos voisins tout le temps, si on pouvait être vus à tout moment. Je ne suis pas passée par la phase de réflexion sur la dystopie.
Pourtant l’histoire se déroule en 2049…
Oui, il fallait un décalage temporel pour que ces maisons de verre existent. Elles coïncidaient avec des questions que je m’étais déjà formulées sur la place des réseaux sociaux, sur la manière dont on montre nos vies, nos intérieurs, nos décorations, nos enfants. Sur ce mot de transparence qu’on entendait de plus en plus dans les médias et les discours politiques. Aujourd’hui, les cuisines sont apparentes dans les restaurants, on voit les chefs cuisiner. Quand on achète un produit dans le commerce, il y a cette idée de traçabilité. Sur le site, vous pouvez savoir avec le lait de quelle vache votre fromage a été fabriqué. Je m’étais déjà formulé ces questions sans que cela prenne une couleur littéraire.
La transparence était-elle pour vous une manière d’aborder la question des réseaux sociaux ?
Au début, c’était un point de vue esthétique mais l’idée ne m’aurait pas habitée autant s’il n’y avait pas eu ces réflexions autour des réseaux sociaux, la manière dont on vit, dont on se regarde, dont on se juge. Est-on vraiment tolérants les uns avec les autres ? Quelle est la valeur du regard qu’on porte les uns sur les autres ? Ces réflexions traversent aussi mon premier roman, L’Œil du paon [Gallimard, 2019]. Il y avait déjà la question du regard, de l’image, de la représentation.
Vous êtes suivie par une grosse communauté en ligne, pourtant vous n’êtes pas très active. Vous méfiez-vous des réseaux sociaux ?
Je n’ai pas vécu de harcèlement sur les réseaux sociaux, mais j’ai conscience du risque qu’ils représentent. J’ai choisi depuis le début de ne pas dévoiler mes opinions. Je ne veux pas être appelée à m’exprimer sur tous les sujets, donc je ne l’ai jamais fait. En tant que journaliste [pour Quotidien], je travaillais sur les images toute la journée, et le soir, je présentais mon travail dans le cadre de l’émission. Cela ne devait pas devenir une façon de me valoriser. J’étais exposée mais j’étais dans une démarche de discrétion. Je ne donnais pas mon avis, on ne pouvait pas me cerner. En tant que journaliste, ce n’était pas moi le sujet, mais celui de ma chronique. Le fait de ne pas être dans une forme d’expression de soi, ça protège énormément.
Qu’est-ce que la dystopie permet de dire que la littérature classique ne permet pas ?
Pour moi, c’est une anticipation. C’est plus proche d’une utopie qui tourne mal. On n’a pas envie de vivre dans ce monde, mais il y a tous les codes de l’utopie. Sur la transparence, on y est presque. La dystopie fait peur. Il y a un côté science-fiction qu’on ne retrouve pas dans le livre. Il s’agit plutôt d’imagination. Concevoir des abattoirs transparents, c’est plutôt une bonne idée pour savoir ce qu’on mange. Quand on mange de la viande, on mange aussi les animaux qui ont été parfois tués de façon atroce. Pourquoi détourner le regard ? C’est là où le malaise s’installe. Entre des bonnes idées un peu bizarres et des mauvaises idées, on n’est pas très loin. Ça me permettait de partir de la réalité et de l’étirer, de voir jusqu’où on peut aller.
L’allégorie est d’autant plus juste que les réseaux sociaux, comme Facebook, partent aussi d’une bonne idée, celle de connecter les gens partout dans le monde. Les effets pervers, comme les bulles numériques, le pillage des données personnelles, ont été visibles seulement dans un deuxième temps.
On a perdu le côté social. On n’est plus dans le partage d’idées et dans l’échange. On est dans un système qui favorise les communautés de pensées, les gens sont d’accord entre eux et s’auto-alimentent. Ils ne voient plus que des contenus qui confortent leurs opinions. On l’a vu pendant les élections américaines, Donald Trump a été élu grâce à Facebook. Ces plateformes sont censées être démocratiques et elles deviennent des organes de propagande. Les fuites de données, comme pendant le scandale Cambridge analytica, posent des questions sur nos libertés. On a le sentiment d’être libres parce qu’on croit maîtriser la machine. On pense faire ses choix, on pense s’exposer librement, en réalité, on ne maîtrise rien. On se prend à notre propre piège. On s’auto-exploite, on s’auto-convainc. Cette forme de transparence est moins visible et criarde que la surveillance de la Chine, par exemple. On n’a pas besoin d’une figure autoritaire, la société s’autorégule.
La révolution passe-t-elle forcément par l’architecture ?
En fonction des architectures, les modes de vie changent. Ça dit des choses de la société dans laquelle on vit. L’open space a changé complètement notre manière de travailler. Dans les bureaux où j’ai travaillé, les salles de montage étaient fermées, aujourd’hui, elles sont vitrées. Il ne doit plus y avoir d’angle mort, d’espaces où les salariés peuvent se cacher. Il faut que le supérieur puisse tout contrôler. On est dans une espèce de paradoxe entre une ouverture constante et une fermeture constante. Tout est ouvert et fermé à la fois. On retrouve cette idée dans l’architecture et cette manière de valoriser le verre. C’est un matériau à travers lequel on voit mais on ne se touche pas. C’est le panoptique de Bentham où on peut regarder ce qu’il se passe. Aujourd’hui, on est dans un panoptique digital. On est à la fois voyeur et exhibitionniste à tour de rôle. Avec l’open space, on peut être vus et on peut voir. Forcément, ça change les comportements.
Les violences faites aux enfants, notamment l’inceste, sont présentes dans le livre. Est-ce un sujet qui vous touche particulièrement ?
Mon premier roman abordait déjà ces questions. C’est un des grands tabous de nos sociétés, même si la parole se libère. La transparence, c’est la question de ce qu’on voit. L’inceste échappe quasiment toujours au regard. Dans le passé, j’ai travaillé sur les contes de fées. Et Le Petit Chaperon rouge, typiquement, dit que le loup peut être la grand-mère. Quand le petit chaperon rouge dit à sa grand-mère : « Comme vous avez de grandes dents »… On pense que le loup a pris la place de la grand-mère. En fait, le prédateur peut être la grand-mère, le grand-père, l’oncle… Les contes de fées nous disent que ceux qui sont proches de nous peuvent aussi représenter un danger, précisément parce qu’on détourne le regard. Il y a toujours cette question du regard quand on parle d’inceste. La société non plus ne veut pas voir. Dans une famille, ça restera toujours un impensé et un impensable.
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