Nathalie Sarthou-Lajus : "Nous réinventons des manières d’être ensemble et de résister"

Face à la crise du coronavirus, la philosophe, auteure de Sauver nos vies (1), met l’accent sur la connivence et la vibration commune, gestes salutaires par temps de catastrophe. Et rend hommage aux soignants si durement touchés.

Madame Figaro. – Qu’est-ce que cette expérience inédite bouleverse dans notre lien à l’autre ?
Nathalie Sarthou-Lajus.
La pandémie ébranle toutes les interactions humaines, les relations avec les proches comme les relations professionnelles. La communication subsiste et se recrée par écrans interposés, la distance peut laisser place au déploiement de l’imagination, de l’humour, des traits d’esprit, de la tendresse. Certains de nos textos en sont les témoignages aussi vibrants qu’éphémères. Mais cette communication virtuelle est aussi épuisante quand elle ne ménage pas d’espace de retrait intérieur et de solitude dont nous avons besoin pour nourrir de véritables relations. La présence virtuelle et fantomatique des autres peut être aussi envahissante que leur réelle présence !

L’emploi récurrent des mots « symptomatique/asymptomatique » crée de l’angoisse. L’autre, qu’on croise encore, est « cet incertain ». Et le lien immédiat, souvent à l’opposé de la chaleur qui unit, par exemple, ceux qui marchent en chemin en montagne et qui se saluent par un sourire. Aujourd’hui, on voit plutôt un écart…
Nous sommes pris par des injonctions contradictoires : d’un côté la vigilance et de l’autre la solidarité. Dans la valorisation de la vigilance, on mobilise des ressources liées à la peur. L’interprétation des signes s’emballe, selon nos caractères, dans les directions les plus folles. Ce qui devrait nous rassurer – «il/elle porte un masque» – nous inquiète et nous préférons changer de trottoir ! Quand l’horizon de la vigilance n’est plus simplement la prudence, il est facile de sombrer dans la paranoïa et le repli. La prudence – maintenir une distance sociale dont le port du masque est emblématique – n’empêche pas de réinventer un langage de solidarité, et même de communion. Nous ne pouvons plus faire corps sur la place publique, dans les cafés, mais sur le seuil de nos maisons, nous réinventons des manières d’être ensemble et de résister, de partager nos joies et nos inquiétudes, par-delà le virus qui nous isole. Par temps de catastrophe, nous avons besoin de ces moments de vibration commune, de ces gestes de connivence pour signifier que ce qui nous relie est plus fort que ce qui nous isole.

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Beaucoup ont dans le cœur une reconnaissance immense envers les soignants. Qu’en faire, comment l’exprimer, la nourrir, la fertiliser quand on est confiné ?
La meilleure façon d’exprimer notre reconnaissance envers les soignants serait de remettre le soin au cœur de nos relations et de notre vie politique. Or les soignants sont maltraités dans notre société de la performance et de l’évaluation, parce que le soin échappe aux normes de l’efficacité et de la rentabilité. Il relève d’un geste de décentrement de soi et de souci pour l’autre qui est vertigineux. Nous n’avons pas seulement peur d’y perdre notre liberté, nous redoutons d’y faire l’expérience de la perte. Les soignants y sont tragiquement confrontés dans des hôpitaux débordés, où la crise du coronavirus a mis en évidence les dysfonctionnements du système, faute d’investissement, de préparation, de personnel.

(1) Auteure de Sauver nos vies (Albin Michel, 184 pages, 16,50€) et du Geste de transmettre (Bayard, 110 pages, 14,90€), Nathalie Sarthou-Lajus est rédactrice en chef adjointe de la revue Études.

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