Mona Chollet : "Notre imaginaire amoureux est construit sur l’infériorité des femmes"

Dans le salon de thé rose girly à deux pas de la Bastille où elle nous a donné rendez-vous, Mona Chollet est tout en discrétion. Elle n’en est pas moins l’auteure d’un « long-seller » au succès colossal : Sorcières. La puissance invaincue des femmes (1), vendu à plus de 340.000 exemplaires depuis sa parution, en 2018. Au travers de ses articles au Monde diplomatique et de ses nombreux essais féministes, celle dont la voix porte loin désormais n’a de cesse de décrypter tout en les dénonçant les injonctions et les contraintes sociales et politiques qui limitent le champ des possibles des femmes.

Son dernier essai, passionnant et essentiel, s’intitule Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (2). Pas moins. Une gageure pour celle qui fut, comme nous toutes ou presque, une « Bovary lycéenne », rêvant devant Out of Africa, emballée par Belle du Seigneur et les chansons de Dalida.

Une intoxication romantique et passionnelle qui a laissé des traces, mais ne l’empêchera pas, dit-elle, de conserver un rapport sain aux hommes et de rester proche de celui qui partagea sa vie dix-huit ans, sans pour autant céder à l’obligation de la maternité.

Mais elle avoue être « dégrisée » après s’être plongée dans les écrits et les théories de chercheuses et de penseuses féministes sur les ravages du patriarcat dans nos relations amoureuses. C’est toute la force de Mona Chollet de nous entraîner dans une réflexion à la fois littéraire et journalistique sans censurer son intimité ni sombrer dans le pessimisme : nous n’avons pas tort d’aimer comme nous aimons, avec audace et courage, mais à nous les femmes de prendre la parole et de revendiquer notre place dans la définition de ce que nous appelons l’amour.

Marie Claire : Même s’il est plus facile pour une féministe de parler de désir de pouvoir, vous dites ne pas lâcher le désir d’amour…

Mona Chollet : Oui et je n’ai pas envie d’en avoir honte. Je me rends compte que c’est quelque chose que j’ai longtemps censuré dans mon féminisme. J’ai donné droit de cité à la partie vindicative, intellectuelle, militante, et si je voulais être honnête, il fallait faire dialoguer les deux parties de moi a priori irréconciliables : la féministe et la romantique. Je pense que ne pas vouloir assumer sa sentimentalité relève de la misogynie intériorisée, c’est ce que souligne l’auteure afro-américaine bell hooks(3) quand elle dit que les féministes parlent du désir de pouvoir mais escamotent le désir d’amour.

Vous parlez de « dégrisement » au sujet de l’écriture de ce livre.

Oui, au début, cela m’a perturbée et attristée de lire des théoriciennes qui décortiquent les relations amoureuses de manière très froide, ça a un peu cassé mon trip (elle rit), mais c’est salutaire. Mon but n’était pas de produire un livre cynique ou pessimiste, c’est plutôt une étape obligée pour reconstruire un idéal amoureux moins nocif. Je me rends compte que j’ai été amenée par mon éducation à consacrer beaucoup d’énergie et d’attention à l’amour et sous des formes parfois excessives ou dépendantes. J’étais très mal armée pour commencer ma vie amoureuse. Ce livre m’a fait faire le tri : que puis-je garder de mon éducation de femme hétérosexuelle ? Que puis-je revendiquer ? Dans une certaine mesure, les femmes ont raison de valoriser l’amour, nouer des relations amoureuses et amicales satisfaisantes contribue à notre épanouissement.

Ne pas vouloir assumer sa sentimentalité relève de la misogynie intériorisée

Tiraillée entre vos convictions et votre vision absolutiste de l’amour, vous vous dites que votre féminisme ne sera jamais aussi décomplexé que celui d’Alice Coffin(4)…

Il existe toujours une tension quand on est à la fois féministe et hétérosexuelle à cause d’une forme de chantage exercé par la société. Comme les féministes menacent un ordre social, une manière de les intimider et de les dissuader est de leur dire : « Si tu continues comme ça, aucun homme ne t’aimera ! » Tout en les représentant comme des femmes repoussantes, laides, frustrées. Quel que soit l’âge, on est toutes un peu ébranlées par ce chantage qui n’a évidemment pas de prise sur les femmes homosexuelles.

En relisant Belle du Seigneur d’Albert Cohen, vous réalisez ce que le féminisme vous a fait gagner en lucidité sur sa misogynie. Faut-il garder ce roman dans les programmes scolaires ?

Je ne connais pas de féministes qui prétendent qu’il faut censurer les œuvres. On peut tout lire mais j’aurais aimé être mieux armée pour aiguiser mon regard critique parce que Belle du Seigneur, certes écrit magnifiquement, est quand même atroce ! Et je regrette d’avoir mis vingt ans à m’en apercevoir. Les lectrices fans d’Albert Cohen idéalisent un goujat parfait, et ce roman est passé, comme beaucoup d’autres livres misogynes, pour une grande œuvre d’amour. Mais il faut l’analyser, pas le mettre au pilon.

Mais comment se construire un imaginaire à soi quand on a toujours baigné dans un univers patriarcal ?

On vit en effet dans un monde où la majorité des représentations de l’amour et de l’érotisme ont été façonnées par des hommes puisqu’ils sont l’essentiel des créateurs et des artistes, promus, valorisés, encensés. Et quand des femmes se risquent sur ce terrain, les réactions peuvent être violentes. Je pense notamment à Annie Ernaux. Quand elle publie Passion simple, fin 1991, la sanction est immédiate : tournée en dérision, elle s’en prend plein la figure. Le travail à mener pour explorer notre imaginaire reste énorme.

Cela arrange beaucoup d’hommes d’avoir des relations avec des femmes qui ne demandent rien et ne la ramènent pas avec des émotions et des sentiments.

L’asymétrie des attitudes féminines et masculines à l’égard de l’amour serait due à l’éducation qui pousse les filles au silence et les garçons au détachement… 

La théorie de Carol Gilligan (5) est que le patriarcat impose une sorte de rite de passage à l’adolescence. Pour devenir de vrais hommes, les garçons doivent censurer leurs émotions, se suffire à eux-mêmes en se méfiant des sentiments. Les filles doivent s’autocensurer en endossant une personnalité plus docile et conforme que ce qu’elles ressentent intérieurement. Le patriarcat ne génère pas seulement des violences et des inégalités salariales, il façonne aussi notre vie intime, il érige une barrière entre les femmes et les hommes. Lutter contre le patriarcat, c’est lutter contre ce conditionnement.

Les jeunes femmes qui vont sur Tinder ont-elles une vie sexuelle débarrassée de ce conditionnement ?

On a répété aux femmes qu’elles n’avaient le droit à une sexualité que si elles étaient impliquées sentimentalement. C’est très bien si elles se libèrent de ce conditionnement, mais je cite l’interrogation de Judith Duportail (6) : « Est-ce une libération ou une manière de se conformer à la vision masculine de la sexualité ? » Cela arrange beaucoup d’hommes d’avoir des relations avec des femmes qui ne demandent rien et ne la ramènent pas avec des émotions et des sentiments.

À propos du débat clivant entre féminisme pro-sexe et féminisme abolitionniste, vous posez la question : du sexe pour qui ?

Oui car ce sont les hommes qui ont toujours eu le monopole de la production de fantasmes et de la mise en scène du désir. L’appellation « pro-sexe » n’a donc pas de pertinence. La vraie question est : c’est du sexe pour qui ? Par ailleurs, j’avais envie de me pencher sur le fantasme de viol : les femmes auraient-elles un fond maso qui travaillerait contre elles ? Ou est-ce dû aux productions culturelles dans lesquelles on associe l’érotisme au viol en permanence ? Ne serait-ce pas plutôt un besoin de notre cerveau de se défendre contre les menaces réelles d’agressions qui produisent une tension psychique ? Ces fantasmes détournent et désamorcent les situations de viol pour en faire des situations de plaisir. Ce serait un mécanisme de défense, un exutoire, une conjuration de la violence.

Pour paraphraser la célèbre féministe américaine Gloria Steinem, comment pourrait-on « érotiser l’égalité » ?

Il y a quelques années, le New York Times titrait : « Le romantisme peut-il survivre à l’émancipation féminine ? » Ça dit tout. Ça dit à quel point notre imaginaire amoureux est construit sur l’infériorité des femmes, toujours invitées à se faire plus petites, se réfréner pour être minces, mais pas trop musclées ni trop fortes… Tous nos critères de séduction féminine sont des critères de restriction. Mais ça peut changer grâce à l’émulation et à l’admiration mutuelles. Des modèles alternatifs existent, beaucoup plus excitants : un couple égalitaire à l’écran, dans un roman, est tout de suite plus érotique.

Vous racontez qu’en août 2019, l’homme que vous aimiez vous a quittée et contre toute attente, vous vous êtes sentie bien…

C’est vrai mais ça n’a pas été simple. Malgré des phases de régression, j’ai quand même eu l’impression d’avancer et d’être plus forte. Désirer plus que l’autre que la relation se poursuive, c’est être en position de faiblesse. C’est paradoxal, on résiste à la rupture au nom de la beauté de l’amour pour aboutir à des relations déséquilibrées. Il faut que les deux partenaires soient sur la même longueur d’onde.

Faire une pause dans sa vie amoureuse, vivre seule, ne signifie pas échec…

Il faut tenter de résoudre ce problème : pourquoi désire-t-on plus que l’autre poursuivre la relation ? Les femmes ont appris à valoriser l’amour et à le survaloriser sur un registre plus sombre parce que nous avons le sentiment, intimement et socialement, que nous ne sommes rien sans un homme dans notre vie. Beaucoup de facteurs nous poussent à vouloir une relation à n’importe quel prix. Or si nous étions capables de poser nos conditions, de refuser les compromis, de partir quand la relation devient décevante ou blessante, nous aurions paradoxalement des vies amoureuses plus réussies et plus épanouies.

Comment parvenir à une hétérosexualité qui trahirait le patriarcat ?

C’est la réflexion de Jane Ward(7). Le paradoxe est que dans notre société, les hommes sont poussés à désirer les femmes et à les mépriser. On pourrait leur en faire prendre conscience. Ils se débarrasseraient de cette espèce de défiance et de haine et voudraient le bien des femmes tout en les désirant. Un homme capable d’aimer ainsi ne court pas les rues, ce qui lui donne un avantage supplémentaire dans la relation. En fait, on n’en sort pas. Changer notre culture et notre société patriarcales ne dépend pas des individus mais bien d’un combat collectif.

1 Éd. Zones.

2. Éd. Zones.

3. Le nom de plume aux initiales sans majuscules de Gloria Jean Watkins.

4. Auteure de Le génie lesbien, éd. Grasset.

5. Coauteure, avec Naomi Snider, de Pourquoi le patriarcat ?, éd. Flammarion.

6. Auteure du podcast Qui est Miss Paddle ? et de Dating fatigue. Amours et solitudes dans les années (20)20, éd. de l’Observatoire.

7. Auteure de The tragedy of heterosexuality, éd. New York University Press.

Cet article a été initialement publié dans le n°829 de Marie Claire, daté octobre 2021.

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