"Miss Americana", ou l’émancipation douloureuse de Taylor Swift

Disponible sur Netflix, "Miss Americana" est un documentaire qui suit Taylor Swift sur la fin des années 2010. Interviews inédites, images d’archives, confessions : la star s’exprime pour la première fois sur ses complexes, et s’affranchit de son image de fille sage en revendiquant ses engagements.

Le 31 janvier, Miss Americana a été dévoilé sur Netflix, après avoir été ovationné au pointu Festival de Sundance, avant-chambre des films et documentaires indé qui vont marquer l’année à venir.

En un peu plus d’une heure trente, ce documentaire de Lana Wilson revient sur l’histoire de Taylor Swift, cette popstar âgée de 30 ans, qui a passé la majorité de sa vie sur scène, en studio, et sur les Unes de magazines people et féminins. Le documentaire s’attelle notamment à décrypter la fin de la vingtaine d’une star qui a passé toute sa jeunesse sous le feu des projecteurs à mesure qu’elle s’est hissée de princesse de la country à reine de la pop. Une jeune femme scrutée et régulièrement critiquée, prise au milieu d’imbroglios people et politiques.

Zapping parfois un peu rapide, Miss Americana montre aussi comment Taylor Swift essaie de se détacher, péniblement, de l’approbation d’autrui, tandis qu’elle décide d’assumer publiquement ses convictions progressistes, entre féminisme et soutien aux causes LGBT+. Une percée inédite dans la vie d’une star au storytelling maîtrisé qui a dû apprendre, par la force des choses, à se protéger. 

La solitude d’une popstar

Réalisé par Lana Wilson, le documentaire est teinté d’un filtre triste. On n’y suit pas le quotidien extraordinaire d’une star, même si on voit, bien sûr, Swift aller de jet privé en concerts complets, des tenues extraordinaires sur le dos et recevoir des prix à ne plus savoir qu’en faire. 

Miss Americana est surtout la chronique de la solitude d’une star qui a mis 15 ans à trouver sa propre voix. Le documentaire s’ouvre sur une scène terrible : en pyjama sur son canapé, sa publiciste au téléphone, Taylor Swift attend que tombent les nominations aux Grammy Awards. « Je ne te vois nulle part », lui dit son attachée de presse, Tree Paine. Les yeux embués, la chanteuse dit : « C’est pas grave. Je dois juste sortir un meilleur album. »

Le thème récurrent évoqué par la popstar est ainsi son rapport obsessionnel à la reconnaissance, et son envie d’être aimée par tout le monde. Elle le dit : elle ne vit que pour l’approbation du public, les applaudissements. Car elle n’a connu que ça. 

Une obsession presque maladive, dont elle a conscience, sans pour autant réussir à s’en défaire vraiment, et qu’elle relie à son registre musical d’origine : la country. « On m’a toujours dit que je devais ne pas faire de vagues, être une gentille fille qui sourit, et dit merci », résume Taylor Swift.

Humaniser Taylor Swift

« J’ai bien conscience que rien de tout ça n’est normal. » Voilà les mots prononcés par Taylor Swift alors qu’elle vient de s’engouffrer dans un van garé en bas de son appartement new-yorkais. Son ton n’est pas ironique, plutôt las.

De chaque côté de la porte d’entrée, bloqués par des barrières placées à quelques mètres, des dizaines de fans et de paparazzis ont hurlé sur son passage. Voilà son quotidien. Rien d’étonnant, bien sûr, alors qu’elle a été élue Artiste de la décennie passée aux États-Unis. Mais Taylor Swift n’est pas dupe : sa vie n’est pas normale. Et pas saine, aussi, par bien des aspects. 

Sur la route, la star se confie pour la première fois sur les graves troubles du comportement alimentaire dont elle a souffert. Elle raconte qu’être paparazzée tous les jours la pousse à se scruter. Au moindre « petit ventre » ou commentaire suggérant qu’elle avait l’air enceinte, elle décidait « de s’affamer un peu ».

J’étais parfois à deux doigts de m’évanouir au milieu d’un concert, ou à la fin d’un concert

En guise d’illustration, le documentaire montre des images d’archives, entre 2012 et 2016, où la star apparaît très maigre, sur scène ou lors d’événements publics. « J’étais parfois à deux doigts de m’évanouir au milieu d’un concert, ou à la fin d’un concert », confie-t-elle. À l’époque, Taylor Swift remplissait déjà des stades aux quatre coins des États-Unis, à un rythme effréné. Si elle ne prononce pas le nom d’anorexie, le propos est sans ambiguïté. 

Pourtant, Taylor Swift concentre de nombreux critères de beauté toujours inscrits dans l’inconscient collectif comme enviables : grande, mince, blonde aux yeux bleus, une bouche pulpeuse, de longues jambes galbées, un joli sourire, un visage symétrique. Non pas qu’elle devrait « simplement » avoir confiance en elle, contente d’avoir tiré les bonnes cartes au jeu de la génétique. Mais c’est un exemple frappant du fait que peu importe ce à quoi une femme ressemble, la société, les médias, et les oeuvres culturelles la poussent à croire qu’elle ne sera jamais suffisamment belle, voire, jamais belle tout court. 

De popstar parfaite sur les Unes de papier glacé, et qui semble très assurée sur scène avec ses sourires en coin et ses poses puissantes, la star montre qu’elle est une femme comme les autres, pleine de complexes et fatiguée des injonctions contradictoires qui pèsent sur elle : « Si vous êtes suffisamment mince, alors vous n’avez pas le cul que tout le monde veut, résume-t-elle. Mais si votre poids est suffisant pour que vous ayez du cul, alors votre ventre n’est plus assez plat. C’est juste impossible, bordel. »

À elle seule, cette séquence suffit à humaniser Taylor Swift, depuis plusieurs années victime d’un syndrome de la tête à claque qui agace, alimenté par des querelles publiques qui ne l’ont pas montrée à son avantage.

Se réapproprier son discours

Le titre du documentaire n’est pas anodin. Lover, septième et dernier album en date de Taylor Swift, contient le titre Miss Americana & The Heartbreak Prince. La chanteuse y utilise l’allégorie des lois sociales impitoyables du lycée pour singer la présidence Trump, et sa propre désillusion envers ce pays dont elle a été présentée, à tort, comme « la popstar de l’Amérique de Trump ».

Comme de nombreuses femmes de sa génération, Taylor Swift s’est peu à peu politisée et conscientisée aux causes féministes au cours de sa vingtaine. Miss Americana retrace sa politisation progressive, et revient sur l’événement qui l’a accélérée.

L’agression sexuelle dont elle a été victime, lorsqu’un animateur de radio australien a passé la main sous sa jupe et lui a attrapé les fesses, pendant une séance photo. Viré, l’homme avait porté plainte contre la chanteuse pour plusieurs millions de dollars, et elle avait porté plainte à son tour, pour un dollar symbolique. Elle avait remporté son procès, qui lui avait valu d’être l’une des célébrités mises en avant lors de l’éruption du mouvement #MeToo. « Aucun homme de mon entourage ne peut comprendre ce que ça fait », affirme-t-elle dans Miss Americana. Dès lors, elle a décidé qu’elle devait user de son influence pour défendre les droits des femmes, et des minorités de genre et sexuelles opprimées.

On assiste alors à une scène très forte, historique, symbolique du travail conscient fait pour qu’une femme garde le silence, même si on lui assure que c’est pour son bien. Face à son père et ses manageurs, Taylor Swift annonce vouloir rendre public son soutien à l’opposant démocrate de Marsha Blackburn, l’élue républicaine du Tennessee, son État d’origine.

Leur résistance est farouche, car ils sont persuadés que la jeune femme peut y perdre une grande partie de son public. En larmes, Taylor Swift ne se démonte pas, et énumère les politiques discriminantes défendues par l’élue républicaine, et argumente qu’il est temps pour elle de s’exprimer publiquement : « Je viens du Tennessee, et je suis chrétienne. Ce ne sont pas les valeurs du Tennessee. » 

« Je m’en fous, je le fais », lâche la chanteuse lorsqu’elle publie le post Instagram qui a marqué un tournant dans sa carrière, le 8 octobre 2018. Elle y prend parti pour deux candidats démocrates, se positionne en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes, et contre l’homophobie. Miss Americana montre même ce moment où elle appuie sur « envoyer » depuis son canapé, en pyjama, entourée de sa mère et sa publicitaire.

Ces deux moments immortalisés par le documentaire sont primordiaux, que l’on soit fan de Taylor Swift, et/ou, de pop culture, ou pas. Ils montrent comment, en coulisses, une jeune femme pourtant puissante peut être amenée à se battre pour ne pas être muselée, infantilisée. Une situation loin d’être inédite dans l’industrie du divertissement, lisse à l’extérieur, et violente à l’intérieur.

Assumer son passé

La fin des années 2010 n’a pas été tendre envers Taylor Swift, bien qu’elle l’ait en partie rythmée avec des tubes planétaires comme Our SongShake It Off et Trouble. En cause, notamment : une longue animosité avec le rappeur Kanye West, retracée par Miss Americana avec des images d’archives où les messages de haine envers la chanteuse s’empilent de manière anxiogène.

Tout a commencé quand le rappeur l’a humiliée sur la scène des MTV Music Video Awards en 2009. Une scène qui avait provoqué des huées dans la salle. Après des années de revirements entre les deux stars, ponctués d’une courte période de réconciliation, la chanson Famous avait fini de rompre leur semblant d’entente, en 2016. Kanye West y dit, à propos de la popstar : « Taylor et moi pourrions toujours baiser ensemble/J’ai rendu cette salope célèbre ». L’humiliation de trop pour la chanteuse. 

Taylor Swift s’insurge, et l’épouse du rappeur, Kim Kardashian-West rétorque avec un enregistrement vidéo d’un appel où Taylor Swift semble donner son approbation à la chanson avant sa sortie. Démarre alors une chasse aux sorcières contre Taylor Swift, alors qu’une bonne partie du public de Kanye West vire à l’idolâtrie face à l’aura de plus en plus mégalo, tandis que des haters jusque-là plutôt silencieux sortent du bois. La chanteuse se fait traiter de « serpent » sur les réseaux sociaux, et s’évapore, poussée par le hashtag « #TaylorSwiftIsOverParty » : « La fête pour fêter la fin de Taylor Swift ». 

C’est aussi ce qui pousse Swift à garder le silence lors de l’élection présidentielle de 2016, qui voit l’accession de Donald Trump à la Maison blanche. Un silence qui lui a valu énormément de critiques, les électeurs démocrates estimant qu’elle aurait dû jouer de son influence énorme auprès du jeune public pour le pousser à voter Hilary Clinton.

Dans Miss Americana, Taylor Swift regrette les circonstances, mais pas sa décision de se taire. Elle défend qu’elle n’était pas en mesure de soutenir Clinton, alors qu’énormément d’internautes et de médias avaient pris le parti de Kanye West contre elle. 

Miss Americana revient longuement sur cette période sombre, entre 2017 et 2018, où la chanteuse s’est repliée sur elle-même : « J’ai disparu pendant un an, parce que j’ai cru que c’était ce qu’ils voulaient », déclare-t-elle.

Une peur qui contraste avec les nombreuses images d’enregistrement en studio, où on constate ses facilités à écrire des tubes, depuis ses 12 ans. Miss Americana montre que Taylor Swift a beau vendre des millions d’albums, son niveau d’exigence envers elle-même et sa dépendance envers l’approbation des autres sont telles qu’elle semble être à côté de la réalité de son parcours exceptionnel. 

En lui permettant d’exprimer ses insécurités et ses efforts conscients pour mieux comprendre le monde qui l’entoure et assumer ses convictions, Miss Americana humanise Taylor Swift. Il pourrait même faire changer d’avis, ou en tout cas adoucir, ceux qui la détestent depuis longtemps. 

Miss Americana, de Lana Wilson, disponible sur Netflix

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