Nous sommes aujourd’hui le 10 mai, Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Jour également de l’anniversaire de la loi Taubira, qui en 2001 a reconnu la traite négrière transatlantique et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. L’occasion pour 20 Minutes de s’entretenir avec l’historien Pascal Blanchard, spécialiste de la colonisation, qui a dirigé notamment l’ouvrage La France noire.
A quoi pensez-vous en ce 10 mai ? Une chose particulière dont vous voudriez invoquer le souvenir ?
Ce que je trouve intéressant dans cette période c’est que 20 ans après la loi Taubira on en est encore à débattre de la place de ce 10 mai dans notre mémoire nationale. Ce sont des rejets qui sont très révélateurs de quelque chose de larvée. On n’accepte pas la mémoire de l’autre, parce qu’on n’accepte pas l’autre. Ce sont plus de deux siècles d’histoire qui ont construit l’Europe, et on se dit c’est incroyable de constater que 150 ans après les abolitions on en est encore à expliquer pourquoi c’est important d’enseigner toute cette histoire à nos enfants. C’est comme si on devait expliquer pourquoi parler de la Révolution française c’est important. La question ne devrait pas se poser en ces termes-là, car c’est d’abord un débat de connaissance. L’histoire de l’esclavage fait partie intégrante de l’histoire de France, c’est un des éléments constitutifs du passé. Il n’est pas plus important que d’autres, mais il a plus de mal que d’autres à exister dans le présent.
Et en même temps il y a une évolution. Car avant les années 2000 ces questions étaient totalement invisibles et elles étaient réduites à ceux qu’on considérait comme les seuls et uniques dépositaires de ce passé, c’est-à-dire aux descendants d’esclaves. Comme si on devait se dire qu’il n’y a que les militaires qui doivent se souvenir de la guerre, que les révolutionnaires qui doivent célébrer la Révolution française, etc. C’est comme si on s’attaquait à la mémoire du 8 mai en disant que ceux qui veulent en parler ne sont que des militaristes.
Vous pensez que l’idée qu’il faut célébrer le 10 mai n’est pas encore majoritaire ?
Il y a encore des réticences. Certains pensent que remuer ce passé ce n’est que remuer le couteau dans la plaie, d’autres disent « pourquoi devrait-on se flageller ? ». Mais moi je ne me flagelle pas, je considère qu’on doit traiter de cette histoire. C’est un vrai travail de fond pour arriver à décentrer notre regard. Un jour quelqu’un me disait que les femmes n’avaient pas eu de rôle pendant la guerre de 1914-18. Alors que c’est la première fois où elles vont devenir syndicalistes, qu’elles entrent dans les usines, qu’elles découvrent la vie politique… Si vous ne racontez pas cette histoire, vous ne racontez qu’une demi-guerre. C’est la même chose quand vous ne racontez pas l’histoire de l’esclavage, vous ne comprenez pas la puissance des rois de France ou l’économie au 17e et au 18e.
Qu’est-ce que l’histoire de l’esclavage peut nous apprendre en termes de résilience, dans cette période de crise sanitaire ?
Ce que nous apprend l’histoire de l’esclavage c’est que l’histoire de notre voisin est aussi la nôtre. Dans cette période certains subissent de plein fouet la maladie, et on voit la difficulté qu’il y a à expliquer qu’il faut être collectif et solidaire. La semaine dernière j’ai essayé de remuer des montagnes pour expliquer que dans les quartiers populaires la situation est très particulière à la fois par rapport à la crise économique et à la crise du Covid. Parce que les conditions de vie dans les quartiers favorisent la diffusion du virus, et aussi parce que la crise économique frappe de plein fouet ceux qui dans des familles de sept ou huit personnes ont une ou deux personnes qui ramenaient le salaire et sont les premiers touchés. Eh bien la solidarité mémorielle correspond exactement à la solidarité dans une crise sanitaire comme on la vit : c’est en partageant une mémoire commune qu’on va arriver à faire résilience, à dépasser les souffrances individuelles de certains qui sont plus fortes que chez d’autres. Quand une collectivité arrive à fabriquer un tout commun elle arrive à dépasser les crises.
La crise sanitaire renforce-t-elle le racisme ?
Les crises sanitaires oui. Au moment de la peste noire, au milieu du 14e siècle, on a désigné les juifs comme responsables, face à cette pandémie. Et à chaque fois qu’il y a eu des grandes pandémies on a désigné des boucs émissaires. On a retrouvé cela avec le choléra, et dans d’autres pandémies ou crises économiques comme celle de 1929. La France est touchée en 1931 et on va désigner les étrangers comme étant responsables : des travailleurs coloniaux (il y a alors plus de 150.000 Maghrébins en France, et plus de 40.000 afro-antillais) des Italiens, des Belges, des Polonais… Très vite des lois vont être prises pour les expulser. Comme il y a eu un fort rejet des Africains récemment en Chine. C’est un réflexe presque conditionné : on fait ressortir tous les vieux stéréotypes et on se met à désigner telle ou telle population. Et cela peut arriver en France si on ne fait pas attention car le taux du Covid est plus élevé dans les quartiers populaires. Cela va très très vite ce genre de mécanismes et c’est rémanent. Et là les médias ont leur rôle. La passion par définition induit le bouc émissaire, et dans les périodes de crise la passion l’emporte sur la raison… On le voit bien en ce moment : jamais on avait eu autant de fake news…
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