Les Ukrainiennes au cœur du combat : "Le rôle des femmes est absolument central"

Elles sont majoritaires sur les routes de l’exil, mais aussi très actives sur le terrain, armes à la main ou engagées dans les opérations logistiques. D’un courage inouï, les Ukrainiennes jouent un rôle central dans ce conflit, comme nous l’explique Anna Colin Lebedev, chercheuse en sciences politiques spécialiste de l’Ukraine et de l’espace post-soviétique.

Interview.

Une part importante de combattantes dans l’armée

Marie Claire : En agressant l’Ukraine, la Russie ne s’attendait pas à une telle résistance de la part de sa population. Quelle part occupent les femmes dans ce mouvement ?

Anna Colin Lebedev : Vladimir Poutine pensait avoir à faire à des forces armées qu’il s’agirait de désarmer et ensuite à une société civile qui accepterait passivement l’entrée de l’armée russe.

Or, il a été confronté à une opposition à l’invasion de la société tout entière. Dans cette résistance, le rôle des femmes est absolument central.

15 % des combattants de l’armée sont des femmes et elles représentent 22,8 % de l’ensemble des militaires.

Ce rôle se voit-il concrètement dans la composition de l’armée ?

Tout à fait. Aujourd’hui, plus de 15 % des combattants de l’armée sont des femmes et elles représentent 22,8 % de l’ensemble des militaires, y compris ceux aux postes administratifs et logistiques, selon les derniers chiffres.

Bien sûr, ce n’est pas proportionnel au nombre de femmes dans la population mais leur augmentation rapide dans l’armée a été impressionnante. On a là un changement de paradigme conscient et une volonté affichée du gouvernement ukrainien d’assurer cette intégration des femmes.

L’Ukraine cherche à se rapprocher des normes européennes et occidentales en termes d’égalité femmes-hommes. Les efforts au sein de l’armée font partie de l’effort général.

Les Ukrainiennes aussi engagées dans la société civile

L’engagement des femmes se traduit militairement mais également au sein de la société civile…

Dans l’espace post-soviétique, le 8 mars est un jour de célébration de la féminité plus que des droits des femmes. Généralement, les pouvoirs publics communiquent avec des fleurs, en célébrant la beauté…

Cette année, les messages officiels de l’État ukrainien pour souhaiter un bon 8 mars étaient des images de combattantes. On passe du talon aiguille au treillis de combat. Clairement, le message change car il reflète une situation déjà existante.

La société se trouve dans cet état d’esprit où hommes et femmes combattent. Ce ne sont pas les femmes qui se sont militarisées mais la société tout entière, préparée à la guerre.

Pouvez-vous expliquer cette préparation et cet esprit de résistance ?

La société est mobilisée depuis 2014, année de la révolution de Maïdan et du début de la guerre dans le Donbass. Depuis, il y a eu un apprentissage, des rôles ont été distribués. Les fonctions sont effectivement sexuellement différenciées.

Globalement, on retrouve plus de femmes dans les fonctions de soin, de soutien… Mais si, nous, nous découvrons la guerre le 24 février dernier, les Ukrainiens se savent en guerre depuis 2014. Il y a huit ans, quand le conflit a éclaté dans le Donbass, la société s’est d’autant plus mobilisée que la défaillance militaire ukrainienne était totale au début.

L’armée n’était pas capable de combattre. Ceux qui le font dans une première phase sont donc les civils ; ceux qui leur donnent la possibilité de combattre sont aussi des civils, restés à l’arrière. Ils vont être activement engagés et les femmes sont déjà très présentes.

Ainsi, lorsque la Russie attaque en février 2022, hommes et femmes avaient une place dans cette guerre.

L’émancipation des Ukrainiennes

Quel impact a cette militarisation des femmes ? Accélère-t-elle une émancipation ?

La question de l’émancipation des Ukrainiennes ne se pose pas : elle remonte à 1917, au moins pour la partie de l’Ukraine qui était dans l’Empire russe.

Dès cette époque, les femmes ont l’obligation de travailler, sont encouragées à faire les mêmes études que les hommes, font des carrières à égalité avec eux, ont leur indépendance financière. Cet égal accès à l’éducation et à la carrière pendant l’ère soviétique a vraiment façonné les rapports entre les sexes.

Même si les mécanismes de plafond de verre – le terme n’est pas approprié car il est anachronique – fonctionnaient aussi, bien évidemment.

Mais on a un modèle très particulier aux pays de l’ex-URSS et donc à l’Ukraine : quand un jeune couple a un enfant, la grand-mère, paternelle ou maternelle, part très souvent à la retraite à ce moment-là afin de s’occuper intégralement de la vie domestique et de l’enfant.

La grand-mère permet ainsi à la mère de mener sa carrière. Par ailleurs, les infrastructures de prise en charge collective des enfants sont très développées. En revanche, il y a une inégalité au sein du foyer car les femmes prennent en charge la totalité des fonctions domestiques.

[Les Ukrainiennes] plus âgées sont imprégnées du modèle soviétique.

Cela dit, elles vont toujours avoir l’indépendance financière pour partir. Le taux de divorce est d’ailleurs extrêmement élevé. Dans ce modèle, ce qui est important pour s’accomplir en tant que femme, ce n’est pas d’être en couple mais d’avoir eu au moins un enfant. Qu’il y ait un homme ou pas est secondaire.

Les femmes plus âgées ne sont-elles pas plus attachées à un rôle domestique ?

Au contraire, car elles sont imprégnées du modèle soviétique. Elles ont souvent fait des carrières importantes. Parce qu’elles étaient médecin, ingénieure, directrice d’usine, elles ont laissé leurs enfants se débrouiller un peu tout seul dans les institutions, à l’école, à la garderie…

Alors qu’après la chute de l’empire soviétique, l’économie de marché a introduit une nouveauté totale : le corps des femmes a pu devenir une marchandise, celles-ci ont pu monnayer leurs attraits physiques.

La place des femmes en Ukraine

Une différence générationnelle est-elle alors perceptible dans l’attrait pour l’Occident ?

Cela pouvait être valide avant mais la guerre a gommé cette différence générationnelle. Certes, les femmes plus âgées vont être sensibles à une vision plus nuancée de l’époque soviétique, notamment à cause de leur accomplissement professionnel.

L’agression de la Russie a rebattu les cartes entre les générations, comme elles ont également été rebattues au niveau territorial. Avant, on pouvait avoir une sensibilité de l’Ouest et une sensibilité de l’Est. Ce n’est plus pertinent.

Comment s’est construite la répartition genrée en Ukraine ?

De façon assez particulière. Elle remonte à l’époque soviétique et est encore présente aujourd’hui. En devenant indépendante en 1991, l’Ukraine a hérité de cette répartition. L’idée d’une égalité dans la vie professionnelle et dans la vie publique cohabite avec celle d’une différence biologique fondamentale.

La femme cumule sa carrière, son investissement dans la sphère publique et un rôle central dans l’entretien de la famille et le soin à la société.

Ce modèle est difficile à comprendre pour nous : du fait de leurs spécificités biologiques, hommes et femmes ont des rôles sociaux différents et essentiels. La femme cumule ainsi sa carrière, son investissement dans la sphère publique et un rôle central dans l’entretien de la famille et le soin à la société.

Cette double charge n’est pas considérée comme une discrimination.

Ioulia Tymochenko, qui a été Première ministre de l’Ukraine, l’incarne très bien : femme de fer, elle mettait en scène la figure de protectrice et de mère avec ses robes renvoyant à l’habit traditionnel ukrainien, sa tresse autour de la tête…

Quel avenir après la guerre ?

Les centaines de milliers de femmes et d’enfants se réfugiant hors d’Ukraine pendant que les hommes restent pour défendre le pays – les Ukrainiens de 18 à 60 ans ont interdiction de sortir du territoire* – n’illustrent-ils pas cette fonction de la femme protectrice du foyer ?

Tout à fait. Même si, comme je l’ai dit, ce rôle primordial n’exclut pas du tout que les femmes s’engagent dans les combats. D’ailleurs, quelques semaines avant l’agression russe, l’Ukraine a changé sa législation pour recenser les réservistes potentielles chez les femmes.

Cela a provoqué des inquiétudes parce que cette mesure n’a été prise dans aucun autre État postsoviétique. Dans des pays occidentaux, ce type de décision susciterait très probablement aussi des questions.

Quelques semaines avant l’agression russe, l’Ukraine a changé sa législation pour recenser les réservistes potentielles chez les femmes.

Chez les Ukrainiennes, tout ce qui concerne les tâches et le soin domestiques est actuellement discuté. En revanche, la maternité ne l’est pas. C’est le bastion. 

Il est encore très tôt pour évoquer les conséquences mais cette intégration très forte des femmes dans la guerre, à tous les niveaux, peut-elle avoir un impact sur la distribution des rôles entre les femmes et les hommes ?

Nous n’en sommes pas du tout là. Il faudra d’abord savoir quel sera le degré de traumatisme de la population ukrainienne, considérer l’état psychique de celles et ceux qui auront vécu la guerre.

Il faudra également voir dans quoi ils reviendront : beaucoup de villes sont d’ores et déjà à reconstruire et de nombreuses personnes ne pourront pas revenir chez elles.

La recomposition des places sera un des éléments, mais pas tout de suite.

(*) Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a décrété la mobilisation générale le 24 février. 

Cette interview a été publiée initialement pages 42-48 du magazine Marie Claire n°836, daté mai 2022. 

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