La parole des victimes d’agressions sexuelles et de viols est de mieux en mieux accueillie et prise en compte depuis l’émergence du mouvement #MeToo, il y a cinq ans de cela.
Toutefois, les femmes en situation de handicap semblent avoir été les grandes oubliées de ce tournant féministe. Comme une impression d’être « la cinquième roue du carrosse », ironise amèrement Chantal Rialin, présidente de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA), qui lutte contre la double discrimination qu’entraîne le fait d’être femme et handicapée, et contre l’invisibilisation de ces personnes.
Près d’une femme handicapée sur 5 a déjà été violée
L’ampleur de la réalité des violences sexuelles subies par ce public est pourtant édifiante. Les chiffres, aussi rares soient-ils, vont tous dans le même sens.
Publiée le 9 novembre 2022, l’étude intitulée « Être une femme en situation de handicap : la double peine ? », pour l’association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées (LADAPT) et réalisée par l’Ifop, révèle que 16 % des femmes handicapées – soit près d’une sur cinq – ont déjà été violées, contre 9% de l’ensemble des femmes, 9% des hommes handicapés, et – c’est ici que l’écart est le plus important – 3% de l’ensemble des hommes.
Les femmes en situation de handicap « sont deux fois plus nombreuses à avoir subi des violences sexuelles » que les femmes sans handicap (4,0 % contre 1,7 %), pointait déjà en juillet 2020 une étude de la Dress (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques). « Être en situation de handicap augmente, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’avoir été violentée physiquement ou sexuellement, que ces violences aient été commises en dehors du ménage ou en son sein”, analysaient ses rapporteurs.
À plus petite échelle, l’Observatoire régional des violences sexistes et sexuelles de Nouvelle Aquitaine a mené des entretiens auprès de 211 femmes handicapées : 50% des répondantes ont rapporté avoir subi des crimes incestueux.
À cela s’ajoutent des spécificités liées au type de handicap. Les chiffres les plus alarmants sont ceux rapportés en avril 2022 dans la revue spécialisée Frontiers in Behavioral Neuroscience. Les coauteur·ices de l’étude soulignent que près de 90% des femmes ayant un trouble du spectre de l’autisme ont subi des violences sexuelles, dont 47% avant 14 ans.
Une omerta dans les structures médcalisées
Cette prévalence considérable trouve plusieurs explications. Au-delà d’une vulnérabilité évidente du fait du handicap (visible ou non), elle est exacerbée par l’idée que toute personne handicapée doit s’en remettre à une aide extérieure. Cette dépendance accrue à l’autre entretient une culture de la soumission qui favorise des situations de violences et de viols.
Morgan·e est atteint·e d’une maladie neuromusculaire dégénérescente qui entraîne une faiblesse musculaire. Iel se déplace en fauteuil roulant depuis ses six ans, par ailleurs ses cordes vocales sont paralysées. « Je ne pense pas que les personnes handicapées soient fragiles par essence. La société nous met dans une position de vulnérabilité en nous forçant à être dépendant d’autrui », explique Morgan·e.
Dès qu’on est dans une situation où le rapport de force n’est pas équilibré, la personne qui domine a le pouvoir et donc la possibilité d’être abusive, de nier l’humanité de l’autre.
Iel a notamment vécu des agressions sexuelles en milieu médical et institutionnel : « J’y ai appris que n’importe qui pouvait porter atteinte à mon intégrité physique. Dès qu’on est dans une situation où le rapport de force n’est pas équilibré, la personne qui domine a le pouvoir et donc la possibilité d’être abusive, de nier l’humanité de l’autre”, analyse l’interviewé·e. C’est pourquoi iel estime que « le placement en institution est une mise en danger pour chaque personnes handies car il favorise les risques d’agressions ».
Chantal Rialin, de l’association FDFA, souligne qu’il y a une omerta complète par rapport à ce qui se passe dans les structures et institutions médicalisées. « Il y a tellement peu de places que les victimes craignent de perdre la leur si elles parlent ou portent plainte. Et elles n’ont aucun recours possible en interne ». C’est une des raisons pour lesquelles un numéro Écoute Violences Femmes Handicapées est né en 2015 à l’initiative de FDFA pour accueillir spécifiquement les récits de ces personnes.
Quand l’aidant devient l’agresseur
Par ailleurs, il est difficile pour certaines personnes d’identifier les situations d’abus et de percevoir ce qui est acceptable ou non, notamment pour les femmes atteintes de troubles psychiques.
Camille*, 30 ans, vit avec un trouble neurodéveloppemental et compose avec plusieurs troubles psychiatriques depuis son adolescence. Elle est également en cours de diagnostic pour savoir si elle est concernée par un trouble du spectre de l’autisme. Elle a été victime de plusieurs viols au cours de sa vie.
Elle répète plusieurs fois s’être retrouvée dans des situations dangereuses, sans avoir su reconnaître sur le moment que c’était le cas. Parfois même, sans avoir su verbaliser son inconfort : « Je n’ai pas toujours pu poser mes limites. Ces situations m’épuisent. Alors mon cerveau se vide pour fuir la situation. C’est mon seul moyen de me protéger », analyse-t-elle. En effet, il est plus difficile pour les personnes autistes de décrypter les interactions sociales, les sous-entendus, ainsi que d’exprimer leurs ressentis.
Il est très facile d’être sous l’emprise de quelqu’un qui vous dénigre en vous disant « sans moi tu n’es rien, tu ne peux rien faire ».
Encore plus insidieuses, ce sont les violences sexuelles commises dans un cadre familial ou conjugal. La récente étude de LADAPT et l’Ifop indique que 23% des femmes handicapées ont déjà été victimes de violences conjugales, contre 15% de l’ensemble de la population féminine.
« Ce sont très souvent des personnes à qui on a laissé penser qu’elles n’étaient rien sans l’autre et qui vivent d’autres formes de violences, verbales, physiques, économiques, psychologiques… », relate Chantal Rialin. « Il est très facile d’être sous l’emprise de quelqu’un qui vous dénigre en vous disant ‘sans moi tu n’es rien, tu ne peux rien faire’. »
C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles FDFA et une large majorité des associations de santé ont milité pour la déconjugalisation de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH).
Jusqu’ici, les revenus du conjoint étaient pris en compte dans son calcul, induisant une dépendance financière dans le couple. Les parlementaires ont finalement adopté l’individualisation de l’AAH en juillet 2022 mais pour une date d’entrée en vigueur encore lointaine : la mesure sera appliquée à partir de l’automne 2023.
L’impact d’une société validiste
Entre décrédibilisation du vécu des femmes handicapées et leurs situations personnelles peu propices à la libération de la parole, on peut imaginer que les conditions ne sont pas encore réunies pour appréhender l’ampleur de la réalité des violences faites aux femmes handicapées en France.
Si vous n’avez pas les bons outils pour questionner ces personnes de manière adaptée selon leur handicap, cela peut (…) entraîner des refus de dépôts de plainte ou des classements sans suite.
« Si vous n’avez pas les bons outils pour questionner ces personnes de manière adaptée selon leur handicap, cela peut donner des témoignages confus, entraîner des refus de dépôts de plainte ou des classements sans suite », regrette Chantal Rialin, qui préconise une meilleure sensibilisation des équipes au sein de la police, des services sociaux, de la magistrature, etc.
Par ailleurs, les chiffres cités plus haut, loin d’être anecdotiques, ont pourtant peu d’écho. Signe d’une invisibilisation systémique des femmes handicapées. Elles sont infantilisées tout au cours de leur vie, ce qui peut ressurgir dans le traitement du sujet des violences sexuelles : il est plus aisé de mettre en doute le témoignage des victimes et de questionner leur crédibilité. Ce que souligne Morgan·e avec amertume : « Les personnes handies sont déshumanisées, désexualisées », comme s’il était inconcevable qu’elles aient des rapports sexuels. « Donc, même si elles s’expriment, les victimes ne sont pas crues ».
Morgan·e a également été victime d’actes incestueux dans son enfance. Iel considère que ces deux sujets, le handicap et l’inceste sont « deux angles morts de la lutte féministe ».
« Qu’on soit enfant ou handi, dans les deux cas on est matériellement dans une position de dépendance à autrui qui peut favoriser des violences. » Et de pointer : « C’est étonnant qu’un mouvement qui se bat pour l’autonomie des corps soit aussi peu enclin à prendre en compte les personnes qui ont le moins d’agentivité à ce sujet ». Alors que le mouvement #MeTooInceste a pris de l’ampleur cette dernière année dans le débat public, concernant le handicap, tout reste à faire.
*Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.
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Écoute Violences Femmes Handicapées : 01 40 47 06 06
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