Mercredi 1er janvier, "Le Lambeau", prix Femina et prix spécial Renaudot 2018, est sorti en édition de poche. L’auteur, rescapé de l’attentat des frères Kouachi contre "Charlie Hebdo", le 7 janvier 2015, décortique depuis son lit d’hôpital à quel point l’événement a modifié son existence.
Aucune des critiques élogieuses n’a su retranscrire la puissance de Le Lambeau, livre-témoignage de Philippe Lançon, rescapé de l’attentat contre Charlie Hebdo, publié en 2018 chez Gallimard, et réédité le 1er janvier 2020 en poche chez Folio. Ce livre nous convoque en conférence de rédaction du journal satirique ce 7 janvier 2015. Il témoigne de l’événement tragique, nous en rapproche, nous permet de ressentir l’attaque.
Ces mots, le survivant jamais plaintif, jamais haineux, les a couchés pour s’évader de son lit d’hôpital, autant que pour s’ancrer, dans cette vie qu’il n’a pas perdue mais qu’il lui faut recommencer. Pour faire passer le temps, toujours depuis ce lit d’hôpital, comme pour le retenir. Pour se rapprocher de la sensation de la mort et lui échapper.
La chair en lambeau de celui qui reste
Si les critiques littéraires écrivent, tous, sur Le Lambeau depuis sa parution en avril 2018, c’est d’abord pour se débarrasser de l’état de stupeur dans lequel le récit les a plongés. Et si l’on ne parle que de la dimension littéraire, c’est que l’on se retrouve bien incapable d’expliquer le contenu du pavé Gallimard sans le dénaturer : la chair détruite du rescapé, blessé d’une balle en plein visage, à terre, dans une mare de sang au milieu des cadavres de ses collègues Cabu, Wolinski, Charb, Bernard Maris, Tignous, Elsa Cayat, et les autres.
Si les tueurs étaient des possédés, mes compagnons morts étaient des dépossédés.
« Si les tueurs étaient des possédés, mes compagnons morts étaient des dépossédés, se désole Philippe Lançon. Dépossédés de leur art et de leur violente insouciance, dépossédés de toute vie. »
Journaliste ou critique, on a l’espoir inavouable que notre perte de vocabulaire dit pour nous notre sidération. Le Lambeau ne se raconte pas, il se lit », esquive par exemple Valérie Trierweiler, en chute de son papier dans Paris Match.
Pourtant, les pages sur la visite du survivant à l’hôpital par François Hollande, alors président de la République, davantage préoccupé par le charme de la chirurgienne que l’état du patient à la mâchoire arrachée, se raconte aisément.
La chirurgienne de la Pitié-Salpêtrière à Paris, où la gueule-cassée subira treize opérations lourdes, se nomme Chloé Bertolus. Libération lui a consacré sa prestigieuse page portrait, le 5 février dernier. C’est dire l’impact du récit de Philippe Lançon, qui pousse à interroger, zoomer, interviewer les personnages ayant marqué sa convalescence.
Des mots superbes pour raconter l’atroce
Le journaliste et romancier, contrairement aux commentateurs, n’a jamais renoncé, en 509 pages, à trouver le mot juste, à inventer une formule audacieuse. Au détour de chaque phrase se niche une combinaison de mots miraculeuse.
Ces gestes remplaçaient les larmes, le bavardage, la compassion inutile, la pitié dangereuse.
Il faut prévenir : ses mots ne sont que souffrance. Ils fatiguent, étouffent, piquent les yeux, serrent la gorge, le cœur, arrachent les larmes. Ses mots sans pathos, par exemple, à propos de ceux qui le sauvent, chaque jour durant deux ans d’hospitalisation : « Les soignants avaient ce privilège : ils répondaient à la destruction par des gestes précis, destinés à réparer… Ces gestes remplaçaient les larmes, le bavardage, la compassion inutile, la pitié dangereuse. »
Les mots de Philippe Lançon clouent. Ils donnent envie de corner la page, mais c’est eux pourtant qui viennent de marquer la page, marquer l’esprit, marquer la critique, marquer bientôt leur époque tel un devoir de présent et de mémoire. Et si l’on ne devrait citer qu’un seul livre référence pour chaque événement historique, alors Philipe Lançon serait le Primo Levi des attentats de janvier 2015.
Après ces mots, l’expression « autrement dit » ne peut exister. Le Lambeau se déroule dans autant de lignes qu’on ne peut sauter, sous peine de tout ignorer du monde. Ces lignes dont on repousse la fin, comme on marcherait de plus en plus lentement sur un quai de gare, ces lignes qu’on lit à reculons, et que l’on peine à quitter.
- La plume soldate d’Edna O’Brien
- « Les Testaments » : une suite captivante à « La Servante écarlate »
Le Lambeau, Philippe Lançon, éditions Gallimard, collection poche Folio, 509 pages, 8 euros 50.
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