Le déjà-vu : panne cérébrale ou prémonition ?

Baby, I swear it’s déjà vu. Am I dreaming?” chantait Beyoncé en 2006 sur son titre iconique. Comme Queen B – et ce n’est pas rien – 70% d’entre nous auraient déjà vécu cette expérience étrange.

Que ce soit lors d’un trajet de bus, d’une réunion professionnelle ou d’une soirée entre amis… le déjà-vu nous tombe dessus. Tout à coup, tout paraît prévisible. Nous avons déjà vécu cette scène, mais pour autant nous sommes incapables de savoir où, quand ni dans quelles circonstances. Inquiétude, surprise, incrédulité et pointe de curiosité se mêlent alors. Puis ce sentiment s’estompe et le futur redevient présent. 

Souvenirs d’une vie antérieure? Sauts spatio-temporels façon Ashton Kutcher dans L’Effet Papillon? Prise de conscience inquiétante à la Truman Show? Conséquences de rêves prémonitoires ou encore enlèvement paranormal? Les théories ne manquent pas. Pourtant à priori ces flashs furtifs n’ont rien de surnaturel et auraient plutôt trait à la mémoire. Tour d’horizon rationnel.  

Un phénomène ancien, mais difficile à cerner

C’est au philosophe et médium français Émile Boirac que l’on doit la création du terme déjà vu à la fin du XIXème siècle. Dès le départ, le concept fascine. Pourtant, « pendant de nombreuses années, le déjà-vu n’était pas un objet d’étude légitime car ce phénomène est très subjectif. C’était placé au même plan que la recherche sur les fantômes ou le paranormal », explique le professeur en neuropsychologie cognitive Chris Moulin[1]. Aujourd’hui encore, la question intrigue différents experts à travers le monde, qui conservent la terminologie française. D’où le titre de Queen B.  

Pour Chris Moulin, on peut définir ce phénomène comme « un conflit dans le cerveau entre un signal de familiarité et le système qui gère notre mémoire. C’est une bonne chose : cela montre que nous sommes conscients de notre système mnésique ». Dans ses travaux, il distingue le déjà-vu, une impression de familiarité fugace, et le déjà-vécu, la sensation plus intense, mais erronée, de ré-expérimenter un événement. 

Ce phénomène multisensoriel est d’autant plus complexe à cerner qu’il touche à l’affectif, à la perception, mais aussi et à la mémoire. La plupart du temps, il arrive sans prévenir – sans quoi il perdrait de son intérêt – ce qui le rend d’autant plus difficile à étudier. Concrètement, les scientifiques peinent à scanner le cerveau d’une personne au moment où elle expérimente un déjà-vu pour voir précisément ce qu’il s’y passe. « Même si on a l’impression que le temps s’arrête, le déjà-vu ne dure que quelques secondes, rarement plus d’une minute, et ne se produit qu’une dizaine de fois par an », estime Chris Moulin. 

Déjà vu et pathologies

Dans le cas de personnes ne souffrant d’aucune pathologie, les scientifiques mettent en cause le rôle de la fatigue, des émotions, du stress. Néanmoins, le déjà-vu serait plus fréquent chez les hypersensibles, les créatifs et les personnalités dites obsessionnelles qui ont tendance à remettre en doute la perception de la réalité. C’est le cas aussi chez les personnalités dites hystériques, en affabulation consciente ou inconsciente, flirtant avec la mythomanie

Selon différents études, le déjà-vu est également un symptôme fréquent chez les personnes souffrant d’épilepsie. Pendant ces crises, l’activité électrique de certains neurones est altérée. Ce dysfonctionnement se répand dans le cerveau et impacte les lobes temporaux médians, ce qui génère une sensation de déjà-vu au début d’une crise. “C’est d’ailleurs dans le cadre d’études sur cette pathologie qu’on a pu faire les plus grandes avancées”, précise Bérangère Guillery-Giraud[2], maître de conférence à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Dans d’autres cas, bien plus rares, les déjà-vus peuvent aussi être symptomatiques de troubles psychiatriques comme la schizophrénie ou la paranoïa. “Attention toutefois à bien distinguer déjà-vus, ou déjà-vécus, des hallucinations liées à la prise de drogues ou de certains médicaments”, précise la maître de conférence.

De l’importance de la mémoire

Le fait est qu’il n’existe pas encore de consensus scientifique sur la question du déjà-vu. “L’hypothèse prédominante implique un dysfonctionnement du circuit de la mémoire impliquant les régions temporales internes”, expose Bérangère Guillery-Giraud. Cette théorie met en cause “une altération du fonctionnement de la zone du cortex rhinal”, située au cœur du cerveau sous l’hippocampe, siège de la mémoire, où transitent différentes informations liées à notre perception (odeurs, bruits, couleurs) et à nos émotions. Chris Moulin parle lui de trouble de la familiarité induit par « une incohérence entre une sensation de similarité et notre connaissance ». 

D’un autre côté, le déjà vu pourrait être lié à une similarité entre notre environnement et un souvenir. Bérangère Guillery-Giraud parle d’un “faux souvenir activé par la configuration de notre environnement”. Selon les scientifiques, nous vivons en fait une expérience similaire à un souvenir réel, mais nous sommes incapables de le reconnecter à un souvenir précis. “On n’arrive pas à retourner à la source de l’information, ce qui expliquerait cet étrange sentiment de familiarité”, poursuit-elle.    

« Ce n’est pas une bataille. Ces deux explications sont basées sur le système mnésique et il est possible que les deux soient les bonnes », s’enthousiasme Chris Moulin. 

Plus simplement, dans certains cas, les déjà-vus relèvent de similitudes avec les rêves. “Le déjà-vu, c’est bizarre, alors c’est vrai que le rêve est un prétexte courant car nous avons toujours besoin de tout expliquer », développe Chris Moulin. Certains scientifiques abordent par exemple la théorie des rêves pré-cognitifs[3] : il pourrait s’agir de réminiscences de rêves impliquant des personnes de notre entourage ou des lieux connus que l’on aurait oublié.

Une autre théorie, émise dans le cadre d’une étude portant sur des sujets épileptiques, impliquerait une “panne cérébrale”, une “erreur de stockage” qui nous empêcherait de détecter la nouveauté : notre cerveau enregistre deux fois la même scène en même temps, ce qui crée une confusion entre la perception présente et des souvenirs déjà mémorisés. On a donc le sentiment que cette scène a existé dans le passé.

En conclusion, la science reste dubitative pour expliquer cette sensation. “Les théories ne sont pas exclusives”, insiste Bérangère Guillery-Giraud. D’autant que personne ne semble avoir considéré l’importance des retourneurs de temps. 

[1] Chris Moulin, chercheur en neuropsychologie cognitive et professeur titulaire au Laboratoire de Psychologie et Neurocognition de l’Université Grenoble-Alpes. Auteur de « The Cognitive Neuropsychology of Déjà Vu« , paru en 2018 aux éditions Routledge.

[2] Bérangère Guillery-Giraud, neuro-psychologue de formation et maître de conférence à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

[3] En 2016, des chercheurs de l’université St Andrews, dirigés par le Docteur O’Connor, ont présenté à des volontaires une liste de mots qui avaient tous un lien entre eux : oreiller, lit, nuit, rêve, sans jamais prononcer le mot clé sommeil. Les chercheurs ont ensuite demandé aux participants s’ils avaient entendu ce mot “sommeil”. La plupart se souvenaient ne pas l’avoir entendu,  mais, en même temps, le mot leur était familier : ils avaient une sensation de déjà-vu entièrement fabriquée.

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