La docteure Isabelle Niel a un crédo : « Une femme sur trois aura une interruption volontaire de grossesse dans sa vie. L’avortement fait partie de la vie gynécologique des femmes comme la puberté et la ménopause. C’est un acte simple qu’il faut dédramatiser. »
Dans son cabinet installé au sein de la Maison médicale d’Amiens (Somme), elle reçoit une cinquantaine de femmes en consultation par an pour une IVG médicamenteuse. « Elles ont de 18 à 40 ans, et sont issues de tous les milieux sociaux. Elles sont souvent tombées enceintes à la suite d’un oubli de la pilule, d’un arrêt de contraception entre deux relations amoureuses, ou parfois même en étant sous stérilet. Si des mineures viennent en consultation, je les dirige vers le Centre d’interruption volontaire de grossesse (CIVG) où sont pratiquées des IVG médicamenteuses et instrumentales. Si elles se retrouvent seules chez elles, les saignements risquent de les angoisser », explique la médecin généraliste.
Isabelle Niel, une médecin militante
Isabelle Niel a une âme de militante. Entrée en fac de médecine à 17 ans, elle a rejoint la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) d’Alain Krivine, et des groupes de femmes : « C’était les années 70, ensuite il y a eu une baisse de régime dans les années 80 et 90. C’est donc avec une immense émotion que j’ai vécu l’éclosion de #MeToo. » L’an prochain, elle prendra sa retraite. Qui va la remplacer ?
« Je ne sais pas. Des maternités ferment, les CIVG aussi du coup. Le désert médical avance ici aussi. En France 600 000 patients en maladie longue durée n’ont pas de médecin traitant. J’ai suivi une formation en IVG médicamenteuse en 2011 avec 12 autres médecins. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux médecins libérales à la pratiquer à Amiens. Ces formations se font en lien avec le Centre Hospitalier Universitaire, or celui d’Amiens ne les propose plus », répond la soignante.
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Le désert médical avance
Peu de professionnels, en effet, pratiquent des IVG. Un rapport parlementaire de 2020 (1) révèle que les avortements réalisés en ville l’ont été, au total, par 1932 praticiens conventionnés (dont 832 gynécologues, 662 généralistes et 420 sage-femmes). Ce qui représente 2,9% des généralistes et gynécologues et 3,5% des sages-femmes. On comprend l’inquiétude de la Dre Niel : « C’est un acte peu valorisé et peu valorisant alors que le nombre d’IVG reste stable, 223 000 en 2021. » Deux IVG sur trois sont désormais réalisées en établissements hospitaliers.
Nous ne sommes pas aux États-Unis, ni en Pologne. En France, l’avortement autorisé grâce à la loi Veil du 17 janvier 1975 n’a, à ce jour, jamais été remis en question mais son accès demeure fragile. « Nous ne sommes pas non plus dans la situation italienne où la clause de conscience met en danger l’IVG, constate le Dr Philippe Faucher (2), responsable de l’activité d’orthogénie à l’hôpital Trousseau à Paris. Je ne dis pas que ça n’existe pas, des services gynécologiques ont du mal à fonctionner à cause de cela, mais pour ce que je connais des grosses structures hospitalières dans les grandes villes, cela se passe relativement bien. Comme tous les autres soins, l’accès à l’IVG est plus difficile dans les déserts médicaux. »
Administratrice du Planning familial du Nord, et ex co-présidente du Planning, Véronique Séhier n’a pas oublié que l’hôpital de Fourmies (Nord) n’a plus pratiqué d’IVG pendant longtemps. Pour une raison simple : « Le chef de service de la maternité était un catholique opposé à l’avortement. Il n’est plus là, une nouvelle directrice a réorganisé le service. Aujourd’hui, les IVG médicamenteuses se font dans de très bonnes conditions. Dans cette région où beaucoup de femmes sont précaires, et la mobilité compliquée, tout est fait sur place en une seule fois, prise de sang, échographie, et prise de la pilule abortive pour éviter trois déplacements. »
Véronique Séhier a interpellé Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, pour qu’elle lance un état des lieux de la clause de conscience. « Elle ne l’a jamais fait. En Italie, vous devez vous déclarer avant d’être inscrit sur une liste. En France, on ignore le nombre de praticiens objecteurs de conscience. Ils peuvent très bien dire, ‘Je suis pour l’IVG mais je m’arrête à 10 semaines …' », regrette la membre du Planning.
Mauvaise volonté et soucis administratifs
Nombreux en effet sont ceux qui prétextent ne pas être formés aux nouvelles techniques de l’IVG. Une explication toute trouvée pour refuser de réaliser les avortements à 14 semaines de grossesse, un allongement de délai obtenu, non sans mal, grâce à la loi du 2 mars 2022. « Au Planning, poursuit Véronique Séhier, nous avons mené une enquête dans les Hauts-de-France où 17 472 IVG ont été réalisées en 2021(3). Fin janvier, sur les 30 établissements qui réalisent des IVG, seuls 11 les pratiquent à 14 semaines de grossesse. Les femmes concernées doivent se débrouiller, beaucoup se déplacent à Paris. Quant aux CHU de Lille et d’Amiens, ils les font mais uniquement par voie médicamenteuse. Les femmes n’ont pas le choix. Contrairement à ce que dit la loi, aujourd’hui, ce sont les professionnels de santé qui leur imposent la méthode d’avortement. »
Cette mauvaise volonté affichée en Hauts-de-France ne la surprend pas : « Au moment de la discussion de la loi Gaillot sur l’allongement du délai légal pour avorter, un courrier a été adressé au ministère de la Santé et à des députés par un groupe de praticiens de l’association régionale d’orthogénie. Bien que certains d’entre eux pratiquent des IVG, ils s’opposaient ouvertement à l’allongement des délais, à la suppression de la double clause de conscience et à l’autorisation donnée aux sages-femmes de pratiquer des IVG instrumentales. Ils ne sont donc pas du tout préparés à l’application de la loi puisqu’ils n’en voulaient pas. »
Cette nouvelle léglislation permet désormais aux sages-femmes de pratiquer des IVG instrumentales jusqu’à 10 semaines de grossesse au sein des CIVG. Mais encore faut-il que le décret d’application sorte. « C’est toujours long quand il s’agit du corps des femmes », proteste la Dre Niel. Une hypocrisie dénoncée également par Véronique Séhier : « Depuis 2016, les sages-femmes peuvent pratiquer des IVG médicamenteuses mais comme le constate le Planning, sur plusieurs territoires, elles ne parviennent pas à conventionner avec les hôpitaux. Elles font face à des résistances. »
Les militantes comme les médecins engagés pointent la responsabilité de l’Agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France. « L’ARS, c’est la préfecture de santé en région, et la santé sexuelle fait partie de la santé territoriale. Elle devrait mettre en place un répertoire avec tous les professionnels et toutes les structures qui pratiquent l’IVG, imposer des formations notamment au sein du CHU d’Amiens et établir un état des lieux. Des obligations qu’elle ne remplit pas contrairement à l’ARS d’Ile-de-France », dénonce l’administratrice du Planning Familial du Nord qui peut désormais compter sur une nouvelle génération d’activistes.
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L’information, nerf de la guerre
Au café Côté Jardin du Palais de la culture d’Amiens, la Dre Niel rejoint Marie Lachambre, 39 ans, enseignante documentaliste et Lucie Houlbreque, 33 ans, administratrice théâtrale, à l’origine de la création, en mai 2021, du Planning familial 80. En attendant un local dédié, ce café lumineux tient lieu de QG à la quinzaine de membres actives qui mènent « un travail de service public mais sans aucune subvention. »
Il leur faut parer au manque d’informations, orienter faute de répertoire des professionnels, et établir une base de données pour identifier les problèmes qui restreignent l’accès à l’IVG dans la région. « D’où l’idée de lancer un questionnaire anonyme, explique Marie Lachambre. Un questionnaire qualitatif en direction des femmes sur les différentes prises en charge de l’IVG dans la Somme. » Diffusé depuis l’été dernier via les réseaux sociaux et les affiches avec QR Code collées dans la ville, il n’a pas encore récolté beaucoup de réponses, à leur grande déception.
L’IVG est toujours considérée comme un droit à part, et non comme un droit à part entière.
« Cela reste, hélas, un sujet tabou. Pourtant, 50% des appels que nous recevons, parfois en panique, poursuit Marie, sont des demandes d’IVG, suivies de questions sur la contraception et les violences. » Lucie Houlbreque ne cache pas que le déclencheur de son engagement a été une IVG, mal vécue à l’âge de 18 ans : « Ce n’était pas l’acte médical en lui-même mais le jugement familial et institutionnel. »
Quinze ans plus tard, certains témoignages recueillis évoquent aussi une absence de bienveillance. « Beaucoup ne se sentent pas rassurées, explique Lucie, on ne leur explique pas vraiment ce qui va se passer. Une femme raconte qu’elle est arrivée, seule, à l’hôpital où elle a été mal accueillie mais dès que son conjoint l’a rejointe, l’attitude a changé. C’était un couple qui venait avorter. On nous rapporte les réflexions du genre « ce n’est pas un contraceptif » de certains pharmaciens face à la demande d’une pilule d’urgence. Ou dans un village, le refus de prise en charge du médecin qui pratique des IVG médicamenteuses mais seulement pour sa patientèle… »
Dans les Hauts-de-France, de nombreuses femmes qui vivent dans les zones rurales sont les premières à pâtir des disparités territoriales. Le délai qui s’écoule entre la première demande pour une IVG et sa réalisation est en moyenne de 7,4 jours, rappelle le rapport parlementaire de 2020, or « ce délai peut varier de 3 à 11 jours en moyenne selon les régions. » En France, aujourd’hui, 17,2% des avortements sont réalisés hors du département de résidence des femmes.
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Un accès inégal sur le territoire
« Il est inadmissible qu’elles soient obligées de se farcir des kilomètres pour avoir accès à un soin, déplore Véronique Séhier. Quand on vit dans la campagne du Pas-de-Calais, de la Somme ou pire de l’Aisne, même accoucher est un problème…Dans ces déserts médicaux, très peu de lieux pratiquent des IVG dans de bonnes conditions. Par exemple, à Cambrai, quand vous téléphonez, au Centre hospitalier, on vous prévient : ‘Le choix de la méthode, c’est le médecin, pas vous’. L’avortement n’est toujours pas considéré comme un soin urgent, or il l’est. Si vous avez un problème cardiaque, vous êtes immédiatement prise en charge, pour une IVG, ça ne dérange personne de vous faire attendre 3 semaines. Ce n’est pas une priorité parce qu’au fond, la santé sexuelle, ça ne concerne que les bonnes femmes ! »
Il faut que les politiques et les soignants gardent bien cela en tête : Il y aura toujours des IVG.
Que faire pour que toutes les Françaises aient un accès égal à l’avortement alors que l’on assiste à l’effondrement de l’hôpital public ? Et comment sanctionner dans ce contexte ? « On ne va pas fermer un service parce que cela se passe mal pour les IVG, confirme le Dr Philippe Faucher. Dans un hôpital de la périphérie parisienne, on refuse les IVG à 14 semaines car les infirmières de consultation y sont opposées – ‘C’est trop tard, c’est dégoûtant, ce sont des petits bébés…’ – On ne va pas non plus virer le gynécologue qui dit ‘Je veux bien faire tourner votre maternité, mais l’avortement, c’est pas mon truc, j’en ferai peut-être un par semaine.’ Des ARS ferment les yeux, elles commandent des audits, des rapports mais n’ont pas vraiment de levier pour contraindre une administration hospitalière ou un chef de service à organiser un service IVG. »
Un constat partagé par Véronique Séhier : « J’ai dit à l’ARS des Hauts-de-France que la pratique des IVG devait faire partie du profil du poste, on m’a répondu ‘C’est déjà très compliqué de trouver des médecins chez nous, vous ne voulez pas qu’en plus, on leur demande de faire des avortements’. Et j’ai découvert récemment que l’hôpital de Valenciennes refusait de prendre en charge les IVG de patientes qui ne sont pas de leur secteur. Une espèce de sectorisation est en train de se mettre en place. L’IVG est toujours considérée comme un droit à part, et non comme un droit à part entière. »
Pour éviter, comme c’est encore trop souvent le cas, que l’accès à l’avortement ne dépende de la bonne volonté de certains, il faut, selon le Dr faucher, trouver des alternatives : « L’IVG en ville en est une excellente. Il faut développer les Centres de santé, ce qui exige la formation de médecins par un centre hospitalier référent. Cela marche pas mal en Ile-de-France. Je reviens de Londres, nous devrions nous inspirer du système à l’anglaise : des cliniques sont consacrées exclusivement à l’avortement. Non lucratives, elles sont financées par l’État, avec un personnel dédié. Le médecin pratique 20 à 25 IVG par jour. »
On en est loin à Amiens où le CHU a réduit de moitié son équipe IVG. Contactée, la direction du CHU d’Amiens n’a pas souhaité nous répondre. Dans son cabinet, la Dre Isabelle Niel ne pratique pas les avortements « à la chaine ». « Il faut être à l’écoute de chaque femme, on est dans l’intime. Je suis là pour que tout se passe bien », explique-t-elle.
Avant de passer la main, forte de sa longue expérience, elle a le mot de la fin : « Il faut que les politiques et les soignants gardent bien cela en tête : Il y aura toujours des IVG. »
(1) Rapport réalisé par Marie-Noëlle Battistel et Cécile Muschotti.
(2) Auteur de Une sur trois – Leurs corps, leurs choix : le plaidoyer pour l’avortement d’un médecin engagé, Éd. Robert Laffont
(3) Chiffre de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees)Le numéro vert national sexualités, contraception, IVG : 0800 08 11 11
Lucie Houlbreque, Marie Lachambre fondatrices du planning familal 80 et Isabelle Niel, médecin généraliste
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