« L’art peut aider les enfants à se défendre contre les violences »

  • Ce jeudi 5 novembre est la Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école
  • Victime de violences scolaires, l’auteur Antoine Dole explore l’enfance, période de construction et de doute, dans ses oeuvres, BD et romans
  • Il est également le créateur de Mortelle Adèle, devenue une icône de la différence 

Avec 4,5 millions d’exemplaires vendus, la bande dessinée Mortelle Adèle est
un phénomène de libraire. Mais l’héroïne imaginative et impertinente est plus que ça, elle est devenue l’icône des enfants en général et des « Bizarres » (c’est elle qui le dit) en particulier, ceux et celles qui ne trouvent pas leur place dans
la cour de récréation. Comme son créateur Antoine Dole. Adèle lui a même, d’une certaine façon, sauvé la vie, puisqu’il l’a créée au collège en réaction
aux violences scolaires qu’il subissait.

L’auteur a également exploré cette période de la vie, de construction et de doute, dans ses autres œuvres, BD et romans. A l’occasion, ce jeudi 5 novembre, de la Journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école, il partage son témoignage avec 20 Minutes et explique comment les héros et héroïnes de papier, de télé, de ciné peuvent aider les enfants victimes de harcèlement et comment « l’obscurité existe pour apprendre à briller plus fort ».

Vous avez été victime de violences scolaires. Pouvez-vous en parler ?

A mon arrivée au collège, j’étais petit, sensible… et j’ai été pris en grippe par une bande de garçons. Ils décident que tu seras leur souffre-douleur, tant que tu es dans leur champ de vision. Or, à l’époque, je n’arrivais pas à m’affirmer, c’était donc compliqué de casser le cercle de la violence, et cela a duré plusieurs années. Tu rentres chez toi dans un tel état que ton inconscient créé des tactiques de survie. Moi, ça a été de créer un alter ego qui prenait le contre-pied de la situation. Une sorte de surmoi, nommé Mortelle Adèle. Enfin, c’est comme ça que je l’interprète aujourd’hui, mais c’était juste des gribouillis dans un cahier. Je ne me rendais pas forcément compte de l’impact de ce que je disais à travers elle.

Une autre héroïne a également joué un rôle pendant cette période difficile : Buffy.

Je suis en effet un grand fan de Buffy contre les vampires, une série très moderne sortie il y a 20 ans et en avance sur bon nombre de sujets. Avec mes amis et amies, nous avions inventé « l’échelle de Buffy ». Quand nous avions un souci dans la vie, nous le ramenions à ce que vivait Buffy : son mec veut la tuer, sa mère meurt, elle se bat contre la fin du monde… Avec tout ce qui lui arrive, où se situent tes problèmes ? C’était une façon de nous aider à relativiser les choses. Et à grandir.

« Il faut apprendre aux petites filles qu’elles peuvent être ce qu’elles veulent, et aux petits garçons qu’ils peuvent prendre modèle sur une fille sans qu’ils soient atteints dans leur virilité. »

De plus, Buffy, comme Adèle, avait intégré la binarité. Elle s’adressait autant aux filles qu’aux garçons, elle pouvait être virile ou féminine selon ce que la situation lui imposait, selon ce qu’elle avait besoin de provoquer autour d’elle. Malheureusement, aujourd’hui, tu as encore des gens qui disent qu’une héroïne, ce n’est que pour les garçons, une héroïne qui n’a d’ailleurs souvent comme choix que de faire de la danse ou du poney, dans un univers de chats, de paillettes et de rose bonbon. Il faut apprendre aux petites filles qu’elles peuvent être ce qu’elles veulent, et aux petits garçons qu’ils peuvent prendre modèle sur une fille sans qu’ils soient atteints dans leur virilité.

Vous avez abordé directement le harcèlement scolaire dans vos livres.

J’ai écrit deux romans sur les violences scolaires, A copier 100 fois (Sarbacane) et Naissance des cœurs de pierre (Actes Sud Junior). Mais au-delà d’écrire des livres et des BD, mon métier demande aussi d’aller dans les écoles pour en parler. Le harcèlement scolaire a toujours existé, il existait dans les années 1990 et il existe toujours aujourd’hui. Il est même encore plus violent, car quand je rentrais chez moi, c’était terminé, mais maintenant, il peut continuer sur les réseaux sociaux. Comme les cours de récréation, ils sont le reflet des sociétés dans lesquelles nous vivons. Là où je pense que nous, auteurs et autrices, avons une réponse à apporter, c’est comment nous allons nourrir et aider les enfants qui peuvent être la cible de violences scolaires. Quels outils leur donner pour comprendre qu’ils ont le droit d’exister, d’être qui ils sont ?

Et « Mortelle Adèle » est un de ces « outils » ?

Mortelle Adèle est devenue un symbole fort dans la vie des enfants, elle les a, dans un sens, libérés de ce qu’on attend d’un enfant quand il grandit. Elle leur dit : t’as le droit d’être bizarre, différent, de dire non. Nous recevons beaucoup de témoignages d’enfants qui se font harceler à l’école et qui répondent « Poussez-vous les moches ». Ils ont gagné en repartie. Je trouve ça génial. On n’a pas résolu le problème des violences scolaires, mais on a donné aux enfants des moyens de se défendre.

« Trouve ce qui te rend singulière, et célèbre-le. »

J’ai récemment reçu une lettre d’une fille de 10-11 ans, handicapée. Elle disait : « J’ai besoin que Mortelle Adèle m’aide, parce que je suis en fauteuil roulant et on se moque de moi, on dit que je suis un bébé dans une poussette ». J’ai pris le temps de lui répondre, et lui donner matière en réflexion, en tant qu’Adèle. « Tu peux déjà leur répondre que, non, tu n’es pas dans une poussette mais dans un tank, et que tu vas leur rouler dessus s’ils continuent à t’embêter. Il est aussi important que tu trouves des modèles, que tu comprennes que ton « handicap » aujourd’hui va t’aider à accomplir des choses demain. Il y a des gens qui accomplissent des choses différentes parce que justement, ils sont différents. »

Je lui ai donné plein d’exemples : une athlète amputée des deux jambes et aujourd’hui cascadeuse dans le cinéma, Stephen Hawking qui, parce qu’il avait une façon différente de penser, a bousculé le monde scientifique, ou même Leonardo DiCpario qui souffre de Trouble Obsessionnel Compulsif. Trouve ce qui te rend singulière, et célèbre-le.

De « Zoé Super » au « Manoir Croquignole », l’idée d’être « spécial » parcourt vos BD.

Zoé Super est une histoire courte en trois tomes, et Zoé découvre qu’elle avait un super pouvoir depuis le début. Mais il est moins question de devenir super ou spécial, que de se rendre compte qu’on est tous bizarres, spéciaux. Enfant, après la lecture de Sacrées sorcières de Roal Dahl, je suis devenu passionné par la chasse aux sorcières. Je me suis documenté, tous mes exposés d’école portaient dessus, et une phrase m’a marqué : on est tous un jour la sorcière de quelqu’un.

« L’obscurité n’existe que pour nous apprendre à briller plus fort. »

Dans chaque village, il y avait une sorcière, en fait une femme qui avait le tort de l’ouvrir trop, de ne pas plaire ou juste d’avoir les cheveux roux. Adèle, d’ailleurs, est rousse. On les accusait d’être des sorcières et on les brûlait. Mortelle Adèle rappelle qu’on est tous un jour le bizarre de quelqu’un. C’est pourquoi elle fonde le club des Bizarres, avec tous les enfants laissés pour compte de l’école. Une fois que tu as accepté que tu seras le bizarre de quelqu’un, il y a quelque chose de libérateur. C’est le rôle de nos héros et héroïnes, et c’est le message de mes œuvres : l’obscurité n’existe que pour nous apprendre à briller plus fort.

La réussite de « Mortelle Adèle » peut-elle être vue comme une revanche sur la vie ?

Je préfère parler de réparation. Il y a un an de ça, alors que la série était à 2 millions ventes, j’ai été invité dans mon ancien collège par une journaliste du Dauphiné libéré, pour un portrait. C’était la première fois que j’y revenais après tout ce temps, et à peine le portail franchi, je suis devenu tout blanc. J’avais beau avoir 36 ans, j’étais redevenu le moi de mes 12 ans, je regardais partout, de peur de m’en prendre une. Et la journaliste m’a dit : « Tu reviens aujourd’hui dans cette cour de récré avec 2 millions d’enfants derrière toi ». D’un coup, je me suis senti libéré, le pouce qu’ils m’avaient cassé ne me faisait plus mal. Je vais même bientôt reprendre l’illustration.

C’est pour ça que je parle de réparation. L’image de la fracture est intéressante, un os cassé peut se ressouder. Au Japon, il y a cette méthode de réparation de poteries, le kintsugi, où il utilise de l’or pour recoller les morceaux. Il s’agit non pas de cacher les réparations, mais de les mettre en avant. Et les poteries ont encore plus de valeur. C’est une belle métaphore de la résilience, et c’est exactement mon travail, d’utiliser des fêlures et les transformer, les consolider en quelque chose de beau. On a tous lu, vu, écouté des œuvres qui ont fait couler de l’or dans nos fractures.

Pour poursuivre la réflexion, et la lecture, quelques livres conseillés et commentés par Antoine Dole.

  • PLS de Joanne Richoux (Actes Sud)

« Parce que pour comprendre les violences d’aujourd’hui, il faut comprendre l’adolescence d’aujourd’hui. Joanne explore la brutalité de cette effervescence et de ses transformations. »

  • La fille seule dans le vestiaire des garçons, de Hubert Ben Kemoun (Flammarion)

« Accompagner le harcèlement en abordant les questions du droit à l’image, du respect, et de l’escalade de violence, pour élargir le propos avec toute l’intelligence et le talent qu’on connait à Hubert. »

  • Mauvaise connexion, de Jo Witek (Talents Hauts)

« Au-delà de la question scolaire, aujourd’hui le harcèlement rentre dans les foyers. C’est un récit vertigineux sur le harcèlement en ligne et la capacité des réseaux sociaux à rentrer sous la peau, se loger dans l’intime. »

  • Nos cœurs tordus, de Séverine Vidal et Manu Causse (Bayard Jeunesse)

« Parce que c’est en apprenant aux enfants à rire de leurs différences et à les accepter, qu’on désarmera la violence. Dans ce roman, des enfants en situation de handicap prouvent que leur vie ne se résume pas à ce que pensent les autres. »

  • Rattrapage de Vincent Mondiot (Actes Sud)

« Traiter la question du harcèlement du point de vue du harceleur, parler de conséquences, de responsabilité, de conscience, c’est un roman indispensable pour incarner le sujet autrement et créer des passerelles. »

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