En partenariat avec Rocambole, l’appli pour lire autrement, nous vous proposons chaque jour à 17 heures un nouvel épisode du feuilleton littéraire L’Ancre Noire de Tina Bartoli.
Résumé de la saison I : Clémence, consultante débordée par son succès, rêve de devenir écrivain. Elle gagne un coaching de trois semaines auprès de Jean De Saint Geores, un auteur qu’elle admire. Il l’accueille dans sa propriété des Vosges, l’ancienne demeure du négociant colonial ruiné du XVIIIe siècle, où très vite l’autrice découvre quatre ancres. L’une d’entre elles porte le nom du bateau sur lequel a disparu son ancien compagnon Abel, L’Espérance.
Le coach devient, lui, de plus en plus pressant. Et Clémence comprend qu’il compte lui voler le livre qu’elle écrit et la faire disparaître, en la plongeant dans un lac avec l’une des ancres attachées au pied. In extremis, elle parvient à s’échapper par des souterrains juste avant que la propriété ne s’embrase.
Après l’incendie, les enquêteurs retrouvent les cadavres des précédentes autrices que l’auteur a fait disparaître, ainsi que celui d’un homme qu’ils estiment être De Saint Geores. Mais Clémence qui a vu une berline s’échapper de la propriété avant que les flammes ne l’engloutissent a de sérieux doutes. Elle part s’installer dans un petit village corse. Un jour, elle reçoit une lettre qui semble signer d’Octave, le fils de son bourreau…
SAISON II, EPISODE 1 – Le Rocher du Diable
« Svět je kniha, a ti, kteří necestují, si z ní přečtou pouze jednu stránku. »
(« Le monde est un livre et ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page. »)
Quelle curieuse langue que le Tchèque, n’est-ce pas ? Mélodieuse, accentuée et drue, à l’image de son peuple. J’ai fini par m’y habituer, ma retraite forcée dans ce pays sans mer m’y a obligé. Je m’y suis fondu, j’y ai disparu.
J’ai passé ma vie à voyager sous toutes les mers, sous tous les océans. Une existence liquide et silencieuse, tantôt légère comme une bulle, tantôt lourde comme du plomb. Parfois bleue comme un lagon, parfois aussi sombre que les profondeurs des abysses. Au cours de ma carrière de plongeur, j’ai lu beaucoup de livres je crois, mais l’appel du large chuchote encore à mon oreille : « Beaucoup de pages restent encore à découvrir ».
Je me destinais à l’archéologie, mais une brouille avec mon père m’obligea à abandonner mes études. Pour subvenir à mes besoins, je suis devenu scaphandrier sur les plateformes pétrolières. Une vie monacale, dangereuse et sans intérêt. Jusqu’au jour où je rencontrai un milliardaire américain : collectionneur d’art, il cherchait à monter une équipe pour fouiller des épaves sous-marines. Mes compétences de plongeur et mes connaissances d’histoire de l’art m’ont permis de décrocher le job et, quelques semaines plus tard, j’embarquais sur un navire flambant neuf, et technologiquement suréquipé. Nous sauvions de l’appétit dévorant des océans les témoignages inestimables de temps lointains. Parfois, nous avions la bénédiction des gouvernements avec lesquels nous négociions nos trouvailles, mais nous flirtions souvent avec l’illégalité. La législation concernant les recherches subaquatiques était aussi variable que négociable : selon l’endroit du globe où nous plongions, nous étions des pilleurs d’épaves, des chasseurs de trésors ou des bienfaiteurs au service de la science.
J’aimais bien ce job, je pouvais assouvir ma passion pour les mystères oubliés de l’Histoire. Le matériel mis à ma disposition était à la pointe de la technologie, ce qui facilitait grandement mes recherches, et les crédits de mon commanditaire étaient quasi illimités : il me demandait seulement de faire parler les cales de ces géants engloutis par les eaux. J’avais bien conscience que la place de ces trésors était dans les musées plutôt que dans les propriétés privées de mon patron, mais, à l’inverse, étaient-ils destinés à garder leurs secrets dans l’oubli silencieux des profondeurs ?
J’avais à cœur de respecter ces belles endormies : je ne les violais pas, je les ressuscitais. Aussi, par souci d’éthique, avais-je instauré des méthodes de fouilles rigoureuses et je consignais scrupuleusement dans mes carnets le fruit de mes recherches. Mais au-delà de l’intérêt de mon activité, j’aimais cette vie d’aventure car j’étais libre et sans frontières. J’ai remonté à la surface autant de trésors que de souvenirs. Je suis riche de ces derniers.
Lorsque nous terminions un chantier et que les pièces avaient été remises à notre heureux commanditaire, nous avions pour habitude de nous octroyer quelques jours de relâche avant de mettre le cap sur l’épave endormie suivante. La plupart des membres de l’équipage en profitaient pour rentrer chez eux et retrouver leur famille. Je faisais partie des quelques-uns qui, toujours, restaient à bord.
Après une fructueuse campagne de fouilles sur une flotte de navires espagnols coulée en 1715 près des côtes de Floride, je décidai de mettre le cap vers la République Dominicaine, alors que toute l’équipe était partie auprès des siens. Seul à bord avec mon vieil ami Bob, le capitaine du navire, nous avions prévu de mouiller dans une petite crique secrète, protégée des caprices de la mer. Un havre de paix pour écumer quelques bouteilles de rhum et regarder les étoiles en évoquant des histoires de vieux loups de mer.
Mais en ce soir d’été tropical, une petite brise se mit à rider la surface lisse de notre lagon. Je me souviens parfaitement de la date car nous étions le 08.08.08. Il en fallait plus pour nous inquiéter, nous connaissions bien ce littoral et nous nous savions protégés. Nous avons continué à boire en regardant la nuit tomber et le vent se renforcer. De là où nous étions, nous pouvions deviner les vagues au large gonfler, hérissées d’écume blanche ; en quelques minutes, le temps tourna à la tempête et la pluie s’invita. Au calme dans notre refuge, nous admirions le spectacle de la mer déchaînée dans le crépuscule quand, tout à coup, il me sembla distinguer au loin les mâts d’un vieux galion. Regardant avec suspicion ma bouteille de rhum déjà bien entamée, je me demandai un instant si les histoires de bateaux fantômes n’avaient pas fini par me tourner la tête. Je fis part de mon hallucination à mon complice qui, l’alcool aidant, éclata de rire. Toutefois, je restai concentré, les yeux plissés. Alors que je fixais l’horizon gris, la vision du navire ballotté dans la tourmente marine réapparut. Puis, il me sembla distinguer des cris. Je bondis sur mes jumelles qui confirmèrent mon intuition : à quelques encablures, un vieux gréement était pris dans la rage effrénée de la tempête. Bob, qui ne riait plus du tout, m’arracha les jumelles et déclara d’un ton calme :
– Faut aller les aider mon pote.
Sans attendre, il enfila sa tenue de pluie et mit les moteurs en route.
Dès la sortie de la crique, nous fûmes emportés par la tempête. La frégate était proche, nous distinguions ses feux entre deux déferlantes. Le vent mugissait, la mer grondait et crachait d’immenses gerbes d’eau sur le pont. À la barre, Bob tenait le cap sans faiblir.
Soudain, il hurla :
– Putain, ils vont droit sur le rocher du Diable !
Tournant la tête à bâbord, je découvris avec effroi l’énorme masse noire de l’écueil, sentinelle austère dressée au milieu des flots enragés. Le galion fonçait dans sa direction et je compris qu’il ne tarderait pas à se fracasser contre les brisants. Déterminé, Bob mit plein gaz pour rejoindre le navire en détresse. Il me confia ensuite la barre et se saisit du mégaphone dans lequel il hurla des avertissements. Nous nous rapprochions dangereusement de la frégate, mais aussi du récif.
Quelques minutes plus tard, la coque de bois du vieux trois-mâts se fracassa dans un craquement lugubre. Le vent ramena un instant l’écho de cris de terreur puis le navire disparut. Glacé par cette vision cauchemardesque, je ne remarquai pas immédiatement le silence du mégaphone. Je me mis à appeler Bob : pas de réponse. Impossible de lâcher la barre ne serait-ce qu’un instant, au risque de rejoindre le galion englouti.
– Bob ! Bob !! Bob !!!
Tout en m’époumonant dans la tempête, l’évidence glaçante finit par me saisir : j’étais seul à bord.
Du naufrage de la frégate, il n’y eut aucun survivant. Bob non plus, ne revint jamais : il avait perdu la vie ce soir de tempête en tentant courageusement de sauver l’équipage de L’Espérance, une réplique d’un navire négrier du XVIIIe siècle. À bord, il y avait une classe du lycée maritime de Nantes, conduite par son professeur, un certain Abel Duchamp, dont le projet pédagogique consistait à retracer le parcours triangulaire du bateau. Ce dernier avait sombré quelque part en mer des Caraïbes entraînant la faillite de l’armateur qui l’exploitait. La légende racontait que, cette nuit-là, le bateau transportait à son bord un fabuleux trésor. Étrangement, 230 ans après, l’histoire de ce bateau maudit se répétait : Espérance, la malnommée…
Il n’en fallait pas plus pour attiser ma curiosité. Après quelques recherches dans les registres maritimes, je découvris avec stupéfaction que L’Espérance de 1788 avait coulé à quelques encablures du naufrage de sa réplique de 2008, près d’une passe bien connue des marins du coin : les Rugissants. Je connaissais ce spot, j’y avais déjà plongé à plusieurs reprises car il regorgeait d’épaves oubliées. Faisant fi des légendes macabres, aidé de ma fidèle équipe, j’entrepris de le passer au peigne fin : nous remontâmes à la surface nombre d’artefacts, pièces et lingots d’argent, mais rien qui me laissa penser que l’une des épaves explorées était bien L’Espérance, mon bateau fantôme.
Mais un jour, alors que nous continuions nos recherches, un message alarmant nous parvint des États-Unis : notre commanditaire venait d’être interpellé pour recel de biens culturels en vue du financement d’entreprises terroristes. Sa collection spectaculaire avait été saisie et les autorités américaines voguaient droit vers nous pour nous arrêter.
J’appris plus tard que cette arrestation était l’aboutissement d’une enquête Interpol : toutes nos pérégrinations étaient suivies depuis quatre ans et, trop occupé à sonder le fond des mers, je n’avais rien remarqué. Lorsque la police arriva sur place, nous nous étions tous volatilisés comme par magie.
À vouloir faire parler les fantômes, j’ai fini par basculer dans leur monde.
(…)
Découvrez le prochain épisode ici même le 5 avril à 17 h ou sur l’appli Rocambole pour iOS ou Android.
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