Le talent, soit on en a, soit on l’admire chez l’autre. Car cette capacité, qu’on aime à penser innée, fascine par son côté mystique, extraordinaire.
Néanmoins, il semblerait que celles et ceux qui brillent pour leurs performances dans des disciplines distinctes ne soient pas touché.es par la grâce. Dans son essai Le talent est une fiction : déconstruire les mythes de la réussite et du mérite (Ed. JC Lattès), la docteure en neurosciences Samah Karaki appuie que la notion même de talent ne repose sur aucune réalité scientifique.
Un ouvrage nourri des dernières données disponibles et d’illustrations populaires, qui nous pousse à regarder au-delà de l’individu et de ses accomplissements, afin de questionner la société dans laquelle nous nous inscrivons et de cesser d’idolâtrer l’excellence individuelle.
Marie Claire : Vous écrivez que le talent est un concept flou, difficile à définir. Après tant de recherches, comment le mettriez-vous en mots ?
Dre Samah Karaki : « Je dirais que, dans la considération la plus commune, ce serait un attribut que nous donnons à une personne ou un potentiel que nous supposons qu’une personne possède et qui peut expliquer ce qu’elle est aujourd’hui. C’est quelque chose que l’on va chasser, dépister, dénicher parce que c’est un potentiel qui est caché.
Ainsi, soit il est considéré comme mystique, soit comme se trouvant dans une nature biologique. Dans tous les cas, on le voit comme déjà existant dans la personne.
Pourquoi nous sommes-nous persuadés qu’il existe sans jamais le remettre en question ?
Parce que c’est très simple de considérer que ce qui explique un phénomène que nous observons a une ligne directe qui renvoie à un potentiel d’origine. ‘Parce qu’il y a un gène X, j’ai la capacité Y. Parce que j’ai un talent X, j’ai la performance Y…’. C’est une ligne causale très directe mais surtout immuable : soit je l’ai, soit je ne l’ai pas.
Il peut exister une prédisposition dans les gènes que je ne nie pas, mais ce serait réducteur d’expliquer ce que nous sommes en le renvoyant à ce dont nous avons hérité de nos parents. À chaque fois que nous nous penchons sur les histoires et les trajectoires, nous restons sur un cadre restreint : celui des histoires individuelles parce que c’est beaucoup plus séduisant que de regarder dans quelle structure sociale on se positionne.
Par exemple, quand on parle des transclasses, ceux qui changent de classe grâce à leur talent, on va se disputer les ‘est-ce que c’est grâce aux parents, à l’acharnement, à la persévérance ?…’. On va se concentrer sur le ‘qu’est-ce qui fait que’, alors que l’on devrait regarder l’image de loin pour voir dans quelle culture ou structure sociale ces personnes s’inscrivent.
Je n’ai rien contre cette fascination, mais ça ne représente pas la réalité du monde, plutôt des histoires singulières qui, statistiquement, sont peu probables et dont on va faire des livres et des séries parce que c’est spectaculaire.
Ce serait réducteur d’expliquer ce que nous sommes en le renvoyant à ce dont nous avons hérité de nos parents.
Avec le boom du développement personnel et les dizaines d’ouvrages qui pullulent vantant le ‘si on veut, on peut’, on pourrait croire que tout le monde peut développer un talent s’il travaille assez. Qu’en dit la science ?
En effet, le courant de développement personnel vient appuyer cette tendance individualiste. On nous assure que ce qui nous rend exceptionnel est en nous, et on est invité à changer les récits intérieurs et à atteindre la meilleure version de soi d’une façon qui nous détache du contexte dans lequel nous évoluons. Pourtant, les récits collectifs s’infiltrent dans nos concepts de soi d’une manière beaucoup plus écrasante que nous le pensons.
En tant que femme qui porte des stéréotypes de plusieurs centaines d’années, je ne peux pas seulement me dire ‘je vais tout déchirer, lever ma voix et prendre ma place’ et que je vais toute seule mener une bataille contre la force de ces récits collectifs.
Il y a une tendance à détourner le regard, de considérer que les problèmes sont dans l’individu et pas dans les systèmes et c’est ici que c’est dangereux. On a l’impression que si on n’a pas fait quelque chose de nos épreuves, on a raté notre vie. Mais nos parcours ne sont pas des tremplins pour qu’on devienne des meilleures versions de nous-même et c’est tout à fait légitime de questionner le monde dans lequel nous sommes plutôt que de questionner notre propre façon d’être et même d’être en colère contre ce monde.
Nous devons nous organiser pour influer sur les systèmes et réfléchir à des modèles éducatifs et professionnels plus justes et plus adaptés à nos diversités, parce que ces idées nourrissent les inégalités.
Si le talent est admiré, vous nuancez qu’il peut également être handicapant pour la personne qui l’abrite. De quelle(s) manière(s) peut-il nous desservir ?
Le talent crée des attentes de la part des autres. Des études montrent que chez des enfants considérés intelligents et à qui ont l’a dit, cela provoque un développement de mentalité fixe sur leurs propres capacités et ils vont finir par penser qu’être intelligent c’est comme avoir les yeux bleus ou marrons, soit je l’ai, soit je ne l’ai pas.
Et si je l’ai, alors il ne faut pas que les autres changent d’avis. Ce que l’on remarque c’est qu’ils vont avoir des réactions très négatives quand ils échouent car c’est comme si l’on remettait en question toute leur identité et ils n’ont pas une motivation dirigée vers l’apprentissage, mais vers la validation. C’est très présent dans le milieu sportif. Cela met une pression d’accomplir, mais surtout, ça modifie nos objectifs d’apprentissage que l’on ne voit plus comme des courbes, mais une pointe.
Pourtant la créativité ou l’apprentissage sont des courbes que nous développons et pas des chiffres immuables. Que les autres ne nous réduisent pas à des chiffres ou des adjectifs nous permet de garder cette complexité. Plus on voit notre cerveau comme un ensemble de muscles qui se nourrissent de ce qu’ils obtiennent de l’extérieur, plus nous avons une vision dynamique de nous-même qui n’est pas conditionnée par une performance donnée et c’est libérateur.
Autrement que pour nous déculpabiliser de ne pas avoir ce côté ‘extraordinaire’, pourquoi devrions-nous tous.tes intégrer que le talent est une fiction ?
Parce que trop penser ‘talent’ ne nous permet pas de construire un récit réel de ce qu’est l’apprentissage. Quelqu’un qui aime une matière donnée ne se demande pas d’où vient sa faculté, il est dans l’immersion de l’apprentissage et pas dans l’ego. Et c’est libérateur. Qu’on dise ‘j’ai du talent’ ou ‘je n’ai pas de talent’, dans les deux cas on est en train de l’évaluer, de le quantifier en dehors de l’apprentissage alors que tout ce qu’on fait d’intéressant se trouve dans les espaces dans lesquels on s’oublie.
Il ne s’agit pas juste de savoir si le talent existe ou pas mais aussi de se demander à quoi cela sert de créer une hiérarchie entre les individus.
Et cela pose une autre question. Il ne s’agit pas juste de savoir si le talent existe ou pas mais aussi de se demander à quoi cela sert de créer une hiérarchie entre les individus. Est-ce qu’il y a quelque chose que nous pouvons avoir ou pas qui nous permet de nous sentir supérieur ou inférieur aux autres ? Quelque chose de si fondamental qu’il serait légitime de hiérarchiser l’estime entre les personnes ? C’est tout l’objet de mon livre. »
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