Piment, c’est une super émission sur Radio Nova. Et aujourd’hui, c’est un livre indispensable, proposé par le même collectif. Le dérangeur – Petit lexique en voie de décolonisation dévoile une quantité de notions, culturelles, sociologiques et politiques, évoquant avec humour et lucidité la question noire en France. De « Ami noir » à « Babtou-compatible » en passant par « Black Love » et « Diversité », les définitions se succèdent avec la même impertinence.
D’une page à l’autre, ce lexique pas comme les autres passe aussi bien au crible le langage hypocrite des racistes qui s’ignorent que l’Histoire trop peu mise en avant d’une France (post) coloniale qui fuit comme la peste le mot de « race ». Au détour d’une pique ou d’une analyse approfondie, il est autant question d’Aya Nakamura (véritable « anomalie pour l’industrie ») que de Montreuil-sous-Bois. Co-autrice de cet ouvrage écrit à quatre plumes, Binetou Sylla nous dit tout sur le pourquoi de cette lecture aussi pertinente que percutante.
Terrafemina : A qui s’adresse ce livre et de quoi est-il né ?
Binetou Sylla : Petit lexique en voie de décolonisation est un livre pour les personnes noires. Ce n’est pas un livre sur le racisme. Ce n’est pas un livre pensé pour inviter les blancs à se « déconstruire ». Comme on a pu l’écrire en dédicace, il s’adresse plus précisément « aux personnes noires, celles qui aiment l’être, qui le sont par défaut ou par choix politique, à celles qui ne le sont pas encore et le deviendront, peut-être ».
C’est un ouvrage écrit au sein du collectif Piment (avec Celia Potiron, Christiano Soglo, Rhoda Tchokokam) et il se base sur toutes les discussions que nous avons pu avoir entre nous, ces trois dernières années. Tout est parti d’une réflexion collective sur la condition noire en France. Pour l’écrire, nous nous sommes basées sur nos expériences de vie, façonnées par l’expérience française et francophone, entre spécificités de chacun·e et choses communes. Mais aussi sur toute une documentation culturelle, économique, historique, politique, sociologique.
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Notre démarche est également féministe, nous citons des autrices comme Suzanne Césaire et Maryse Condé. Et un collectif masculin n’aurait peut être pas consacré une entrée à Aya Nakamura (sourire). Au final, chaque membre du collectif est venue apporter quelque chose qui fait sens à ses yeux : une entrée est par exemple consacrée aux Békés, à savoir les descendants directs des colons et des esclavagistes blancs, qui aujourd’hui encore sont ceux qui possèdent le pouvoir économique et les propriétés terriennes au sein des Antilles françaises.
C’est un livre alimenté par nos dialogues, et les questions qui en résultent : qu’est-ce que c’est, être une femme noire ? Etre une Martiniquaise en France ? Ou encore parler en créole ? Si certaines personnes peuvent percevoir en nous lisant la complexité de l’identité et des cultures noires, alors on a gagné.
Ce lexique est décrit comme « à l’intersection de la pédagogie, du sarcasme, de l’esprit critique et du lyrisme », et l’humour y joue effectivement une place importante. Permet-il de mieux aborder des sujets encore tabous ?
Binetou Sylla : Oui, l’humour un moyen de désamorcer la portée de notions qui peuvent être difficiles à expliquer, pas simplement pour celle ou celui qui vous écoute, mais pour soi, des thématiques qui nous touchent affectivement, ou que l’on a pas envie de développer car on est vraiment épuisées de le faire ! D’ailleurs sur certaines entrées, on s’est carrément dit « Flemme de répéter mille fois les mêmes choses ! ».
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L’idée, en parallèle, était donc de se demander : comment retranscrire à l’écrit les réactions que l’on pourrait avoir à ces questions dans la vie de tous les jours ? D’où ce côté un peu percutant et provoc’, mais toujours teinté de bienveillance, sans méchanceté. L’émission que l’on propose sur Radio Nova partage le même état d’esprit. Le sous-titre du programme est « Gifle d’épices pour gâter la sauce ». Et c’est aussi l’idée ici : épicer le discours.
Des mots très pertinents sont consacrés au prétendu « racisme anti-blanc » et au « racisme anti-jeunes ». La manière dont on galvaude et déforme le terme « racisme » en France, n’est-ce pas justement une façon de ne jamais vraiment parler du racisme ?
Binetou Sylla : Oui. Et à partir du moment où un mot est mal défini, c’est évidemment problématique. Car la définition est un pouvoir. Mettre des mots, c’est un pouvoir : celui de catégoriser des gens, entre autres choses. Et cela s’exprime de façon institutionnelle, à travers l’Académie française, mais aussi l’Education nationale, les professeurs, et les discours médiatiques.
Dans la définition du mot « racisme » que l’on trouve dans le Larousse (« Idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre les groupes humains, les « races » ; un comportement inspiré par cette idéologie »), on ne t’explique pas vraiment ce que c’est. Et j’imagine que les personnes qui l’ont défini ne l’ont jamais vécu, car c’est toute une réalité, économique, sociologique, qui est éludée. Or, ne pas dire les mots ou ne pas les dire correctement, c’est ignorer des réalités humaines, toutes les vies qui se trouvent derrière le langage.
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Cette réalité est également historique. Dans le « Lexique », on nous explique que si les noms des personnalités comme Rosa Parks se retrouvent partout (sur une chaîne de fast-food, une agence de publicité, une gare), les personnalités noires francophones, elles, semblent aux abonnées absentes…
Binetou Sylla : On attribue effectivement le nom de Rosa Parks à bien des lieux dans le pays sans jamais prendre en considération la mémoire des personnalités noires francophones. Pourquoi, en France, tout le monde cite Toni Morrison, mais que personne n’évoque Maryse Condé, cette grande romancière guadeloupéenne, qui a même occupé des postes au sein des universités américaines ? Tout cela témoigne en un sens d’un mépris que l’on observe à l’égard des populations noires françaises et francophones.
Dans le même genre, j’ai appris au gré de mes recherches l’existence de ce grand intellectuel noir martiniquais qu’est l’écrivain et psychiatre Frantz Fanon (l’auteur de Peau noire, masques blancs). Il n’est pas étudié à l’école de la République française et aucune rue ne porte son nom. Aux Etats-Unis et en Amérique latine à l’inverse, on analyse ses textes. Sa voix a été très influente pour les mouvements anti-ségrégationnistes afroaméricains.
Il faut croire que la France n’est pas capable de voir ses propres noirs. Et c’est un phénomène que l’on retrouve au coeur de l’actualité aujourd’hui : il a a fallu qu’un homme meurt aux Etats-Unis (George Floyd) pour que l’on fasse enfin la lumière sur ce qui se passe en France.
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La lecture du « Lexique » fait justement écho aux marches organisées à la mémoire de George Floyd et Adama Traoré. Des événements auquel le discours politique accole toujours le terme « d’émeutes ». Or, c’est une notion qui est déconstruite dans le livre.
Binetou Sylla : Oui, nous revenons en partie sur les événements qui ont suivi la mort de Zyed Benna et de Bouna Traoré (le 15 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois) et ont été qualifiés d' »émeutes des banlieues ». Cette période a été très marquante pour les gens de ma génération (les trentenaires), en partie car les mots politiques et médiatiques ont été très violents à cette époque.
Dans le terme « d’émeutes », on trouve déjà tout un pouvoir, celui de dire, et surtout de sanctionner. Or, est-ce que répondre à une injustice sociale, en avoir conscience, c’est être une « racaille » ? Non, c’est être humain tout simplement. Quand on parle de « révolte » ou sous entend qu’il y a une injustice, on accorde donc à l’événement une légitimité. La colère elle aussi est légitime. On nous incite à la faire taire, or c’est un sentiment naturel.
Cette incitation au silence, on la retrouve à travers l’exemple de l’Equipe de France, qui a droit à son entrée également. En 2010, les footballeurs étaient qualifiés de « racailles ».
Binetou Sylla : Ce que démontre le cas de l’Equipe de France, c’est qu’à partir où tu ouvres ta gueule et que tu as une réflexion citoyenne sur ta condition de noir en France (comme a pu le faire Lilian Thuram), ce n’est pas accepté, cela insupporte les gens. On demande sans cesse aux joueurs, qui oeuvrent pour la grandeur de la nation, de prouver leur francité par-delà leurs exploits, à travers leurs mots : chanter la Marseillaise, prouver qu’ils sont fiers d’être Français. Porter le maillot de la France et gagner un championnat, cela ne suffit pas !
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Lors la dernière Coupe du monde, c’était évident pour tout le monde que l’Equipe de France était en majorité noire. On ne pouvait pas passer à travers. Ni ignorer, comme il est écrit dans le livre, que c’est en partie là l’héritage d’une histoire coloniale et esclavagiste, d’un passé qui est inscrit sur le corps des joueurs. Mais pourtant, c’est une histoire dont il ne faut pas parler, alors même qu’elle est visible à travers ce genre d’événements.
Des critiques sont actuellement émises à l’encontre de marques accusées de « diversity washing » : de propager sur leurs réseaux un militantisme anti-racisme en toc. Et cela nous renvoie à la manière dont le « Lexique » égratigne le terme « d’allié », soit « une personne non concernée par un système d’oppression, mais prête à mettre à contribution son compte Instagram pour en soutenir les victimes »…
Binetou Sylla : (sourire) La question de l’allié est compliquée. Celles et ceux qui sont opprimés militent, se conscientisent, trouvent les mots pour le faire au sein du système. Mais est-ce que quelqu’un qui n’est pas directement concerné par une oppression peut légitimement en parler ? Je ne pense pas. D’ailleurs, on constate que quand les personnes blanches parlent du racisme, elles sont toujours mieux entendues. C’est un privilège.
Le cas de l’allié nous renvoie à « Touche pas à mon pote » en fait : le pote en question peut parler ! Et il n’a pas besoin que tu le fasses à sa place. C’est super infantilisant pour celles et ceux qui sont oppressés. Alors, les personnes blanches qui souhaitent démanteler un système d’oppression doivent-ils participer aux mouvements des noirs ? Je pense surtout qu’ils doivent aller au front, là où se trouve le racisme (c’est à dire, pas du côté des noirs) et donc parler directement aux blancs.
L’hypocrisie existe évidemment. Les hashtags, c’est vrai, ont parfois tendance à dépolitiser. Car aujourd’hui, la conscientisation est devenue un atout marketing pour les grandes entreprises. Il faut se poser les questions les plus pragmatiques. Quand Adidas soutient les oppressés, qui capitalise dessus ? Qui en tire réellement profit ? On le sait : mettre une étiquette sur quelque chose ne change pas le système en profondeur.
Le dérangeur – Petit lexique en voie de décolonisation, du collectif Piment.
Editions Hors d’atteinte, 144 p.
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