Un récit fondateur de libération de la parole autour de l’inceste en France. Puis une déferlante de témoignages sur les réseaux sociaux, sous le hashstag #MeTooInceste, encouragée par #NousToutes.
Paru aux éditions du Seuil il y a deux ans, le 7 janvier 2021, et dans son édition poche le 6 janvier 2022, La familia grande est le récit poignant de Camille Kouchner, maître de conférences en droit, qui révèle et dénonce l’inceste subi par son frère jumeau, surnommé Victor, de la part de leur beau-père, l’universitaire renommé et influent Olivier Duhamel, de ses 13 à 15 ans, dans les années 80.
Le style brut, incisif, et pourtant, si poétique, de Camille Kouchner, illustre une mémoire fragmentée, méli-mélo brumeux de souvenirs pour certains vifs, brûlants, quand d’autres s’échappent comme du sable entre les doigts. C’est la réussite de l’emprise, qui malmène les certitudes, fait douter de soi, et des torts de l’autre. Le prix à payer : l’insouciance qu’elle et son frère jumeau ont perdue.
Un livre-révélation et des démissions
Dans ce livre courageux, Camille Kouchner brise un silence de plus de trente ans. Elle officialise ce qui, selon elle, était su depuis des années dans le petit milieu universitaire de Saint-Germain-des-Prés. Victor s’est toujours refusé à parler, et lui a longtemps demandé de ne pas le faire. Désormais âgée de 45 ans, mère de deux enfants, l’autrice s’adresse à ces adultes qui n’ont pas voulu les protéger. À commencer par leur mère, Évelyne Pisier.
Également grande spécialiste du droit, décédée en 2017, Évelyne Pisier avait eu trois enfants de son premier mariage avec l’ancien ministre et humanitaire Bernard Kouchner, dont Camille et Victor.
La « familia grande » était le surnom qu’Olivier Duhamel donnait au cercle élitiste, intellectuel, de gauche, qui l’entourait lui, et Évelyne Pisier, sa seconde épouse. Une élite qui idéalisait les révolutions d’extrême-gauche d’Amérique du Sud et centrale, avant de s’embourgeoiser au contact des ministères.
La sortie du livre a entraîné l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « viols et agressions sexuelles sur mineur de 15 ans, par personne ayant autorité », par le parquet de Paris, même si les faits sont sûrement prescrits.
Olivier Duhamel a démissionné de toutes ses fonctions, dont à la tête de la Fondation nationale des sciences politiques. D’autres membres de son entourage ont aussi présenté leur démission, comme le préfet Marc Guillaume, stipulant cependant qu’il n’était pas au courant des accusations d’inceste.
Les conséquences du livre sur la loi
Le jumeau de Camille Kouchner n’est pas un cas isolé et les témoignages qui affluent sur les réseaux sociaux après celui de l’autrice, le prouve. Selon un rapport Ipsos publié en novembre 2020, 1 Français sur 10 affirme avoir été victime de violences sexuelles durant son enfance.
À la suite de la parution ce livre-choc, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a été créée. L’organe a travaillé sur une série de propositions au gouvernement, parmi lesquelles, la « suspension de plein droit de l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse contre son enfant ».
Le 21 septembre 2022, la Ciivise a publié un rapport sur les conséquences traumatiques de l’inceste. Ce même-jour, Éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, et Charlotte Caubel, secrétaire d’État chargée de l’Enfance, ont annoncé plusieurs mesures afin de lutter contre l’inceste et les violences sexuelles sur mineurs. Parmi elles : le retrait désormais automatique de l’autorité parentale à un auteur de violences sexuelles condamné, comme le préconisait l’année passée la Commission sur l’inceste. Après la libération de la parole et les démissions, c’est une autre des conséquences de ce livre.
La familia grande, un environnement malsain
L’entourage du beau-père de l’autrice avait pris l’habitude de se retrouver tous les étés dans un grand domaine à Sanary-sur-France (Provence-Alpes-Côte d’Azur). Un paradis savamment entretenu, où l’on mène un mode de vie « progressiste », post-68, sous l’égide de la « liberté ».
Dans son livre, Camille Kouchner dévoile un environnement souvent malsain, dysfonctionnel, inapproprié pour des enfants et jeunes adolescents. La nudité est encouragée, au prétexte de ne pas paraître pudique, ce qui serait impoli, dépassé. Son beau-père prend des photos des seins, fesses, des grands et petits, les fait développer et les imprime sur les murs.
Les grands se draguent devant les petits, les petits sont encouragés à se rouler des pelles. À leur tour, ils doivent grandir, imiter les adultes, qui les poussent à « se déniaiser », résume Camille Kouchner.
Leur silence sera notre prison. […] Notre malheur est leur pouvoir.
« La baise, c’est notre liberté », défend Évelyne Pisier auprès de sa fille, lorsque celle-ci remarque que son beau-père fait du pied à la compagne d’un ami attablé. L’accès à la sexualité est une obligation, sous peine de se faire charrier. Sa mère, sa tante, l’actrice et activiste Marie-France Pisier, et sa grand-mère maternelle, promeuvent un féminisme passant par l’émancipation sexuelle. « Liberté » devient injonction.
Le contexte de La familia grande est bien sûr spécifique : celui d’une élite intellectuelle de gauche parisienne, qui détourne le regard des abominations pour conserver ses privilèges. « Leur silence sera notre prison. […] Notre malheur est leur pouvoir », écrit Camille Kouchner.
Pourtant, il ne faut pas conclure au complot, ni s’étouffer de surprise face à une famille « dont on ne pouvait pas se douter » que l’inceste y était commis, contrairement à ce qu’a stipulé Elisabeth Guigou (l’ancienne ministre et proche du couple Duhamel-Pisier a finalement renoncé à la présidence de la commission indépendante sur l’inceste, lancée en fin d’année. Elle affirme également qu’elle n’était pas au courant des accusations d’inceste envers l’universitaire).
Ce serait ne pas prendre en compte la réalité : « L’inceste est partout, dans toutes les classes sociales », comme a insisté Camille Kouchner lors de sa bouleversante interview dans La Grande Librairie (France 5).
L’inceste est une domination
Jamais, elle ne cite le nom d’Olivier Duhamel. Elle le nomme à travers sa place dans la famille : le beau-père.
Le beau-père qui s’est rendu indispensable dans un clan miné de malheurs et de pertes, qui a profité des souffrances familiales pour se forger une place de choix : celle du sauveur. Alors qu’Évelyne Pisier sombre dans la dépression et l’alcool après le suicide de ses deux parents, et en l’absence de Bernard Kouchner, Olivier Duhamel devient le pilier des enfants. C’est là que l’inceste commence.
Par sa tendresse et son intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, [il] enracinait le silence.
Le politologue banalise ses crimes, et intime les jumeaux au silence. Le beau-père « rentrait dans [la] chambre » de Camille Kouchner, après avoir agressé son jumeau : « Par sa tendresse et son intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, [il] enracinait le silence. »
Avec La familia grande, elle s’élève face à son beau-père et sa mère : « Quand un adolescent dit oui à celui qui l’élève, c’est de l’inceste », rappelle-t-elle aujourd’hui, dans un passage adressé à son beau-père. « Il [son frère, Victor] dit oui parce qu’il a confiance en toi, et ton apprentissage à la con. Et la violence, ça consiste à décider d’en profiter, tu comprends ? »
- Olivier Duhamel accusé d’inceste : Frédéric Mion, directeur de Sciences Po, en avait été informé en 2019
- Isabelle Aubry, présidente de l’association "Face à l’inceste" : "Il faut arrêter de minimiser et cacher ce tabou"
Combattre l’hydre de la culpabilité
Le risque d’anéantir leur mère fragile s’inscrit dans leur chair. « Pour ta mère, chaque jour est une victoire », dit leur beau-père, les décourageant à parler. Plus tard, il menacera même de se suicider. Les jumeaux se musèlent. Camille fait bonne figure, s’efface sous les yeux de tous, tandis que Victor s’éloigne en construisant sa propre famille.
« Pendant toutes ces années, et longtemps après, j’ai protégé mon beau-père », reconnaît Camille Kouchner dans ce récit introspectif, où elle s’interdit l’indulgence. « Pas parce que mon frère me le demandait, mais parce que je l’aimais comme un père et que dans l’explosion de notre famille, face à la dérive de ma mère, il était tout ce qu’il me restait. »
En racontant cette culpabilité devenue une seconde peau, la juriste reprend le pouvoir sur cette vie volée, ternie par le silence et la complaisance de « la familia grande ». Cette culpabilité se présente comme une « hydre à plusieurs têtes », en réalité, reflet des manipulations de son beau-père. Protéiforme et surpuissante, la créature s’est acharnée sur elle sans faiblir.
L’hydre lui souffle qu’elle est coupable, parce qu’elle s’est tue. « Ma culpabilité est celle du consentement », écrit-elle. « Je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l’inceste est interdit. »
L’autrice s’est résolue à avoir oublié des années entières de sa vie, à la faveur de l’emprise. Elle dévoile ses embolies pulmonaires, sa perte de poids, manifestations de l’hydre qui la ronge à l’intérieur. Elle relate avec précision le sur-place, l’incapacité à avancer. Une vie figée dans le temps, même si, à côté, elle parvient à mener une belle carrière, et fonde sa propre famille. Ce livre libérateur est un premier rempart.
Abandonnés
Camille Kouchner explique avoir été démunie face à Victor, qui pouvait se mettre en colère quand elle l’encourageait à parler. Il finit par tout dire à leur mère, en 2009, quand les enfants, devenus parents à leur tour, craignent que l’histoire se répète.
Dès lors, un cratère divise la « familia grande » en deux. Les aînés d’un côté, les enfants, devenus grands, de l’autre. Camille Kouchner et son frère n’iront plus à Sanary, ne reçoivent que très peu de marques de soutien, ne voient presque plus leur mère. « Je suis interdite de passé. Quel chagrin d’être privée des souvenirs de son enfance, et des gens qu’on aimait », regrette l’autrice.
Non contente de ne pas les croire, Évelyne Pisier a tour-à-tour minimisé la gravité de la situation, puis accusé ses enfants d’avoir « voulu lui voler son mec », soutenant qu’une « histoire d’amour » a lié Victor à son beau-père. Ce dernier reconnaît les faits, mais estime qu’il n’y a pas eu viol. Victor n’a pas voulu porter plainte en 2011.
Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants.
Si Camille Kouchner en veut encore à sa mère, elle lui voue pourtant un amour indéfectible, teinté de déception, d’un sentiment d’abandon. Une nuance difficile, qu’elle aborde avec beaucoup de délicatesse, quand elle ne perd pas patience : « Nous étions si petits et vous nous paraissiez si grands, si importants, si essentiels. Comment notre beau-père aurait-il pu désirer autre chose que notre bien ? », écrit l’autrice à sa mère. « Souviens-toi, maman : nous étions tes enfants. »
- Inceste : 95% des enfants victimes de violences sexuelles au sein de la sphère familiale ont été agressés par un homme
- Inceste : désormais, une condamnation entraînera systématiquement le retrait de l’autorité parentale
La familia grande, Camille Kouchner, Seuil, 208 pages
- "Inceste, que justice soit faite", édifiant documentaire sur le long combat des victimes d’inceste
- "Ou peut-être une nuit", le podcast qui brise le silence autour de l’inceste, dernier tabou post-MeToo
Source: Lire L’Article Complet