- La série Les Cahiers d’Esther met en scène le quotidien d’une collégienne parisienne.
- Riad Sattouf y rapporte les anecdotes – réelles – que lui confie, chaque semaine, une vraie adolescente.
- Très populaire, la série compte déjà plus de 500.000 exemplaires des quatre premiers volumes vendus.
Cinq ans après avoir commencé à recueillir puis à raconter en bande dessinée les tranches de vie de la fille d’un couple d’amis, l’auteur de BD/réalisateur Riad Sattouf confirme sa régularité en publiant le cinquième tome de la série
Les Cahiers d’Esther. Sur un ton toujours aussi rigolo, ce volume, dans lequel Esther fête ses 14 ans, marque la mi-parcours d’une expérience éditoriale planifiée, dès son origine, sur dix ans. L’occasion de faire un « bilan de mi-temps » avec son créateur, qui partage son enthousiasme – intact – avec les lecteurs de 20 Minutes.
En cinq ans, votre collaboration avec Esther n’est-elle pas devenue routinière ?
Routinière, non ; mais régulière, oui. En tout cas, nos échanges n’ont rien d’un rituel ! Je ne lui demande jamais : « Bon, qu’est-ce qu’on va trouver cette semaine ? » En fait, quand je l’appelle ou qu’on échange des messages, elle me raconte généralement, de manière très spontanée, trois ou quatre anecdotes dont je sais tout de suite que je pourrai en tirer quelque chose. La vraie Esther est peut-être devenue un peu moins volubile aujourd’hui que lorsqu’elle était plus jeune, mais même la « mollesse » adolescente dans laquelle elle se trouve aujourd’hui la fait rire, donc ça reste positif.
La famille d’Esther au grand complet © R. Sattouf & Allary éd. 2020
Comment ses confidences peuvent-elles conserver leur naturel maintenant qu’elle sait qu’elles deviendront des bandes dessinées à succès ?
Ça, c’est une question très intéressante parce que lorsque j’ai commencé ce projet, ce qui me plaisait beaucoup c’était qu’elle se fichait complètement de ce que j’allais faire de ses histoires. Elle était comme un pingouin qui, sur la banquise, vient taper sur l’objectif de la caméra d’un documentariste animalier (rires). Mais le temps passant, la série est effectivement devenue très populaire et a même atteint un lectorat auquel elle ne s’adressait pas à l’origine puisque Les Cahiers d’Esther sont d’abord prépubliés, chaque semaine, dans le magazine
LObs. De fil en aiguille, il est arrivé plusieurs fois qu’on offre à la vraie Esther des exemplaires des Cahiers d’Esther sans savoir qu’elle en était « l’héroïne ». Du coup, c’est vrai qu’elle a un peu commencé à halluciner (rires).
Au point de « prendre la grosse tête » ?
Non, pas du tout ! Mais d’être un peu troublée, certainement. Par exemple, je sais qu’il y a une anecdote qui l’a assez marquée : un jour, elle m’a parlé de sa passion pour la chanteuse Angèle. J’ai donc réalisé une histoire autour de son amour pour cette artiste qu’Angèle a lue et dont elle a publié une case sur son propre compte Instagram.
Là, la vraie Esther n’en est pas revenue ! Elle a, je crois, véritablement pris conscience de son « statut ». Au point que je pense que je vais désormais devoir mettre en scène une certaine influence du succès sur sa propre vie, sur la façon dont elle va le vivre. Mais il faut quand même savoir que j’éloigne volontairement les aventures de son alter ego de papier de sa vie, que je la préserve en faisant en sorte, par exemple, que ses propres copines ne puissent pas la reconnaître en lisant la série. En tout cas, je ne pense pas que tout ça rende ses confidences moins naturelles, loin de là.
Extrait du 5e tome des Cahiers d’Esther © R. Sattouf & Allary éd. 2020
Justement, ne craignez-vous pas que ce statut influe sur son développement personnel ?
Je ne crois pas, parce que comme je le disais plus tôt : la Esther de papier n’est pas vraiment la vraie Esther… qui le regrette parfois, qui me dit qu’elle « aimerait que je la dessine plus comme elle est ». Le fait que la BD soit relativement éloignée de sa vraie vie la détache un peu du projet, et ça la préserve. C’est une jeune fille hyperéquilibrée, qui réussit très bien au collège et qui est heureuse. Après, elle est évidemment flattée que certaines de ses copines soient fans de la série, ou apprécient son adaptation animée. Et le fait qu’Angèle ait fait part de son admiration lui a certes un peu tourné la tête, mais c’est très vite retombé.
À propos, comment Esther a-t-elle vécu la récente crise sanitaire ?
Alors elle, elle était, comme des millions d’écoliers, extrêmement contente quand le président Macron a annoncé la fermeture des établissements scolaires (rires). Ensuite, elle s’est trouvée confinée à Paris avec ses parents et elle a trouvé ça un peu « relou » parce qu’elle avait très envie de sortir, de voir ses copines, d’autant qu’elle savait que les jeunes étaient moins touchés par la Covid-19. Donc le confinement l’a très vite saoulée, mais elle l’a relativement bien vécu. Au point que maintenant, elle a un peu peur de sortir de nouveau ! Enfin, tout ça sera évidemment évoqué dans le tome 6 des Cahiers d’Esther, l’an prochain.
Au cours de vos entretiens, on imagine que ce qu’elle vous raconte n’est pas systématiquement « intéressant ». Si ?
Non, c’est vrai. Par exemple, elle aborde souvent le sujet des sentiments, elle me raconte des histoires autour des garçons que je transforme plutôt rarement en bande dessinée parce que si je le faisais, les albums regorgeraient de planches à la Hélène et les garçons et que j’avoue que ça n’est pas vraiment ce que j’ambitionne de faire (rires).
Vous faites un tri ?
Absolument ; et je lance même régulièrement certains sujets dont j’imagine qu’elle ne sait pas grand-chose parce que même l’ignorance me plaît. Par exemple, quand je lui ai parlé de Greta Thunberg, elle a d’abord pensé que c’était une candidate de
The Voice. Raconté comme ça, ça peut faire sourire mais pour moi, ça a un sens, ça dit quelque chose de notre société… Ça signifie qu’on entend parfois des choses mais qu’on ne sait pas où les ranger, ça explique un peu la construction chaotique d’une opinion politique à l’adolescence… quoique je sois sûr que certains adultes en sachent aussi peu qu’Esther. En tout cas, c’est marrant à observer et à mettre ensuite en avant dans mes histoires.
Le langage que vous reproduisez est-il vraiment celui qu’emploie Esther ?
Mais oui ! D’ailleurs – c’est drôle ! –, j’ai récemment rencontré, pour un autre média, deux adolescentes fans des Cahiers d’Esther et elles me racontaient qu’elles se reconnaissaient dans la grossièreté du langage d’Esther. Elles ont même fini par m’avouer qu’elles étaient gênées que les adultes qui lisent la série sachent qu’elles s’expriment comme ça entre elles. En tout cas, elles trouvaient que la BD était très réaliste en ce qu’elle racontait bien la vie et les rapports des ados parisiens aujourd’hui. Ça me fait plaisir, parce que je n’ai jamais dessiné Esther en espérant représenter toute une génération mais force est de constater que beaucoup de jeunes filles de son âge se retrouvent en elle.
On sent qu’Esther vous inspire beaucoup de tendresse, non ?
C’est vrai que notre relation est presque « familiale » parce que comme je connais bien ses parents, je suis un peu devenu un copain à qui elle raconte facilement des trucs sur les ados. Je crois d’ailleurs que c’est aussi, pour elle, une manière de se distinguer, de sortir de la masse en me confiant des faits qu’elle a observés et que les autres n’ont pas forcément remarqués.
Couvertures des 5 premiers tomes de la série © R. Sattouf & Allary éd. 2020
Qu’apporte cette expérience au long cours à l’artiste – et à l’homme – que vous êtes ?
Je suis un amoureux absolu de Joseph Kessel, qui voyageait dans des terres lointaines et inconnues et en ramenait des reportages saisissants. Mais le monde d’aujourd’hui est bien trop connu, il a rapetissé, les seuls territoires qui demeurent méconnus sont peut-être ces gouffres qui séparent les générations. Depuis la nuit des temps, adultes et adolescents ont du mal à se comprendre et passent leur temps à essayer de s’apprivoiser les uns les autres. Donc ce que m’apporte cette expérience, c’est ce plaisir de la découverte ! J’ai envie de savoir comment un jeune d’aujourd’hui imagine son avenir, est-ce qu’il a peur, est-ce qu’il est excité, confiant… et la relation directe qui nous lie, Esther et moi, me nourrit, me comble. Elle est mon « agent infiltré ».
L’adolescence serait donc votre Terra incognita, alors que vous avez vous-même été ado ?
Oui, parce qu’on se demande tout le temps si les générations qui nous suivent sont différentes de la nôtre, non ? Mais il est vrai que lorsqu’on convoque l’ado qu’on a été, on se rend compte que pas mal de choses sont intemporelles. En tant qu’auteur, s’intéresser aux adultes est chouette, mais moins enrichissant parce qu’on ne trouve plus chez eux cette part d’expectative anxieuse vis-à-vis du futur qui est très forte chez les adolescents. En fait, c’est très rafraîchissant – voire rassurant – d’écouter parler des jeunes… même s’ils peuvent être agaçants sur certains aspects (rires).
Vous cartonnez avec votre autobiographie («L’Arabe du futur»), la biographie d’Esther… à quand un retour à la fiction ?
En vérité, j’ai toujours plein d’envies, très diverses, de réalisation de bandes dessinées… mais pour ne pas m’égarer, je me fie au lecteur que j’étais quand j’avais 14 ans. Et à l’époque, j’attendais la suite des bandes dessinées que j’adorais en espérant que leurs auteurs étaient en train d’y travailler. Alors je ressentais toujours une déception intense quand j’apprenais qu’ils avaient abandonné pour des raisons X ou Y. M’en souvenant, et sachant que L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther ont énormément de lecteurs, je préfère ne pas me lancer dans de nouveaux projets qui risqueraient de m’obliger à mettre ces deux séries de côté. Mon moi adolescent ne me le pardonnerait jamais (rires). J’attendrai donc de clore ces titres pour me mettre à travailler sur autre chose.
Cinéma compris ?
Oui oui, je suis aussi en stand-by dans ce domaine. On me sollicite, mais je ne donne pas suite pour que mon énergie ne se dilue pas dans l’océan des projets qui pourraient m’intéresser.
« Histoires de mes 14 ans », Les cahiers d’Esther tome 5 – Riad Sattouf – Allary éditions, 16,90 euros
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