L’utérus pèse une poignée de cacahuètes, une soixantaine de grammes. Mais, psychologiquement, il est bien plus lourd à porter. Pour les femmes d’hier et d’aujourd’hui, la capacité de donner naissance à un enfant est un poids invisible. Depuis peu, il a même un nom : la “charge maternelle”.
Être femme = être mère. Le concept de charge maternelle a beau être nouveau sur les réseaux sociaux, il est en réalité vieux comme le monde qui l’a créé. Sans forcément s’en apercevoir, mais toujours en en payant le prix, cette charge nous a façonnés.
Elle n’est autre que la « somme des préjugés intégrés dès l’enfance qui présente la maternité désirée radieuse et bienveillante comme la norme, une part non-négociable de l’identité féminine, et seul lifegoal1 qui vaille », écrit Fiona Schmidt, dans son nouvel ouvrage Lâchez-nous l’utérus !2. Dans ce dernier, l’autrice a posé un terme, une définition, sur un phénomène si ancré et intégré, qu’il en est devenu invisible.
Essentialiser les corps
Si la charge maternelle devait commencer quelque part, ce serait sans doute là : quand la femme a été réduite à son corps. Et plus précisément, à son utérus.
Assimiler ce corps à un « objet de reproduction et de couvée n’est pas un déterminisme naturel, mais bien un choix politique et sociétal », assène d’emblée Nadia Chonville, doctorante en sociologie à l’université des Antilles. Et de rappeler « le corps des femmes n’est pas essentiellement conçu pour faire des enfants, pas plus que son sexe n’aurait pour seule fonction la reproduction ». Elle souligne d’ailleurs la fonction du clitoris, organe féminin uniquement dédié au plaisir.
Qu’on se le dise : nous ne sommes pas obligées de faire des enfants. Nous en avons seulement la possibilité.
Jeux de pouvoir en anatomie féminine
« Mettre au monde », « enfanter », « donner la vie ». Voilà un sacré pouvoir, ou plutôt un pouvoir sacré… que la société n’a pu se résoudre à laisser entre nos jambes. « Les institutions politiques et religieuses, dirigées par des hommes, se sont toujours introduites dans la vie sexuelle et dans la vie familiale des femmes afin de contrôler ce corps. Les femmes ont le pouvoir de faire des enfants, mais lorsque des hommes dominent des femmes, alors ils ont ce pouvoir à leur disposition », observe Nadia Chonville.
Les hommes ne sont pas sujets à cette volubilité sur leur pouvoir reproductif parce que la plupart du temps, personne ne leur en dispute le contrôle
« A 11 ans, j’avais mes règles et très vite mes hanches se sont élargies. Je ne peux pas te dire le nombre d’adultes qui m’ont dit – à 11 ans – ‘c’est bien d’avoir les hanches larges, ça veut dire que tu auras des enfants facilement (…) Mes hanches ne sont pas là pour enfanter« , témoigne une trentenaire sur le compte Instagram Bordel de mères, créé par Fiona Schmidt.
Contexte patriarcal oblige, on ne nous reconnaît pas la maîtrise réelle de notre appareil génital, et plus généralement de notre corps : on peut alors le commenter, le blesser, le coloniser. « Les hommes ne sont pas sujets à cette volubilité sur leur pouvoir reproductif parce que la plupart du temps, personne ne leur en dispute le contrôle« , tranche la spécialiste des sujets liés aux genres.
Si les mouvements féministes des années 70 ont permis une grande avancée en légalisant l’avortement, il reste encore du travail pour que les activités périnatales et parentales soient pensées différemment et que le modèle social change.
A l’aube d’une nouvelle décennie, les mentalités évoluent et le féminisme opère une percée, c’est un fait. Mais, “faire et élever” les descendants de ce monde reste l’apanage des femmes. Par divers chemins, ce rôle pèse sur les épaules de toutes : celles qui veulent devenir mères, celles qui le sont, celles qui n’en savent rien, celles qui ne peuvent pas et bien sûr, celles qui ne veulent pas.
La vieille injure de ne pas être mère
La charge maternelle touche ces dernières de plein fouet. Les sans enfant volontaires sont, depuis toujours, pointées doigts. Héritières des sorcières, celles qui osent sortir des sentiers battus sont stigmatisées. Comme l’explique Mona Chollet dans son dernier ouvrage3, à l’époque de la Renaissance, les femmes qui tentaient de maîtriser leur fécondité ont été prises pour cible lors des chasses aux sorcières.
L’autrice précise dans un article de Cheek Magazine, que ce “type de femme” (et d’autres encore) était insupportable pour l’ordre social. Cette image de la sorcière, de l’anormale – bien loin de la figure masculine du sorcier, du magicien, voire du savant – persiste dans nos imaginaires. Elle est intimement liée au célibat et l’absence d’enfant.
Clichée de la vieille femme entourée de chats, qui mourra seule dans un appartement émanant la croquette. La nullipare est vue comme pathétique, inquiétante, risible.
Mettre à distance la norme procréative
Mais pourquoi tant de crainte et de mépris ?
Parce qu’il « y a ce qu’on appelle la ‘norme procréative’. C’est-à-dire que pour devenir adulte, il faut entrer dans des responsabilités familiales. Avoir des enfants, c’est une évidence, une nécessité”, pointe Evelyne Barthou, enseignante-chercheure à l’Université de Pau et des pays de l’Adour.
Pourtant, environ 5% de la population française selon l’INED n’en veut pas (à noter que très peu d’études sociologiques s’intéressent à ces acteurs). « Les sans enfant volontaires sont généralement des gens appartenant aux catégories sociales les plus favorisées, qui arrivent à mettre de la distance avec la norme de parentalité », ajoute-t-elle.
Cette fameuse norme cible précisément la gent féminine. Car tant que l’on considère leur corps comme objet, ce dernier reste au service de la société. Tant que les institutions jugent que les femmes sont les garantes de l’espèce (mise au monde, soins, éducation…), le monde qui les entoure – de l’employeur, à la famille en passant par les amis – ne pourra les voir autrement.
Les femmes sans enfant continueront d’être critiquées et infantilisées, celles ne s’épanouissant pas dans leur maternité, la regrettant même parfois, resteront des anomalies. En est-il seulement de même pour les hommes célibataires ? Pour les pères démissionnaires ?
Un profond changement doit s’opérer. A commencer par une charge parentale partagée.
Une charge parentale partagée et libératrice
« Les femmes sont perçues comme devant gérer le foyer, et cette responsabilité se construit depuis l’adolescence. Les filles sont conditionnées très tôt : certaines se projettent déjà mères plus tard, alors que les garçons non4. Sans oublier cette horloge biologique qui ‘tourne’, alors qu’on a cette idée que les hommes sont féconds pour toujours”, explique l’enseignante-chercheure, Evelyne Barthou.
“Du plus loin que je me souvienne, je n’ai jamais voulu d’enfant… Alors, oui peut-être que je me suis dit que ça allait venir en grandissant, j’ai même cherché des prénoms, un peu comme toute petite fille qui se respecte, mais non vraiment”, peut-on lire sur le compte Instagram Bordel de mères. Un témoignage parmi d’autres qui illustre parfaitement le conditionnement dans lequel nous nageons depuis le plus jeune âge.
Dès l’enfance, à coup de marketing genré et de valeurs cardinales basées sur la famille, les filles apprennent ainsi à pouponner, avant même de parler. Or, pour que les lignes bougent, la maternité ne doit plus être considérée comme le point culminant de la vie d’une femme.
« Cela passe par une éducation et des produits culturels proposant une plus grande diversité de modèles féminins où la parentalité ne serait qu’une activité parmi d’autres, voire accessoire. Les enfants grandiraient ainsi dans un monde où les femmes ne s’épanouissent pas uniquement dans un cursus incluant la maternité”, argue Nadia Chonville. Sans oublier bien sûr la nécessité de réformes politiques incitant les hommes à prendre leur juste part de charge parentale, c’est-à-dire la moitié. Le congé paternité illustre parfaitement les montagnes qu’ils restent à gravir. En France, en 2020, il n’est que de 11 jours.
La reconnaissance du rôle de père, de même importance que celui de mère, est essentielle. Essentielle car elle réduirait des inégalités criantes, annihilerait – espérons-le – la charge mentale. Ainsi le foyer ne serait plus une histoire de femme, de mère, et la parentalité un passage obligé du féminin.
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1« Lifegoal » signifie « objectif de vie ».
2Lâchez-nous l’utérus, Fiona Schmidt, éd. Hachette Pratique.
3Sorcières: La puissance invaincue des femmes, Mona Chollet, éd. Zones
4Recherche-évaluation sur l’orientation d’élèves de 3ème menée par Evelyne Barthou.
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