Elle n’avait que 12 ans. Elle aimait la France autant que son père et prenait des risques insensés. Aujourd’hui, elle raconte tout dans ses mémoires…
Rien ne la prédisposait à devenir une héroïne. Sa famille est catalane, mais installée à Saint-Malo, le port des hommes fiers, celui des Surcouf et des corsaires, faits d’un bois qui plie mais ne rompt pas. Et pourtant, le destin n’a pas hésité à venir toquer à sa porte, en plein été 1940, quand Josette entend le bruit des bottes de l’envahisseur frapper le pavé de cette ville fortifiée. « Je revois les troupes nazies franchir les remparts de la vieille ville. Des frissons, une envie de vomir. Ils sont entrés en chantant. J’y étais. J’avais caché ma colère dans la cape d’infirmière de ma mère. Alors que je viens de souffler ma dixième bougie, l’armée allemande installe des canons sur les fortifications du centre historique. » Elle sait désormais qu’il est fini le temps de l’innocence. Mais que faire, lorsqu’on n’est qu’une fillette, certes robuste et plus que jolie, devant une telle adversité ? Rien, si ce n’est attendre des jours meilleurs. Quoique ceux qui s’annoncent soient plus sombres encore. En attendant, Michel, son père tant aimé, a préféré fuir en zone libre, à Perpignan, en compagnie de son épouse Thérèse et de Micheline, la petite dernière de la famille.
Ainsi, en rentrant de l’école du Pays basque, tombe-t-elle sur son père, allongé les bras en croix sur le sol de la cuisine. Il souffre depuis longtemps d’abcès chroniques mettant des semaines à cicatriser et allant jusqu’à transformer son dos en une gigantesque plaie. Malgré son souffle court, il parvient à glisser à l’oreille de sa fille : « Je vous aime toutes les trois. Plus que tout. Et je ferai tout ce que je peux pour vous protéger, toujours. Mais, avant cela, il y a la France. Tu comprends ? […] Depuis que les Boches ont débarqué, on a constitué des groupes de copains, dans le Sud, mais aussi en Alsace, dans le Limousin, et ailleurs. Des copains avec qui on essaie de foutre les Allemands dehors. » La résistance à l’occupant se met peu à peu en ordre de marche.
Maline Malouine
Pour lui décrire la politique d’alors, son père a ces mots n’appartenant qu’à lui, ceux du rugby : « Les avants ? Londres et le Maghreb. Les arrières. Les maquisards. Au milieu ? Les demis de mêlée, allant jusqu’à se comparer au sous-capitaine de l’équipe de Perpignan. » Ce combat, elle veut évidemment en être, malgré son jeune âge. Et c’est là qu’elle apprend les premiers rudiments de la clandestinité : « Le sous-capitaine, c’est toi. Mais alors, qui est le capitaine ? », demande-t-elle à son père. Question aussi sotte qu’innocente, n’appelant que cette réponse lapidaire : « Moins on sait, mieux on se porte. » Et Michel Torrent de continuer à filer la métaphore du rugby : « Nous ne sommes là que pour passer le ballon. » À bon entendeur, salut.
La première mission de sa fille ? Bien modeste. Mais la Résistance n’était-elle pas souvent le fait de ces gens de peu ? Bref, l’apprentie-espionne doit se contenter, pour premier fait d’armes, d’aller siffloter Auprès de ma blonde, afin de se faire identifier par un autre agent de transmission. Un apprentissage du feu, certes très relatif, mais pas sans intérêt. Soit de modestes tâches, mais dont la pratique nécessite alors une certaine noblesse de cœur et un fichu courage. Josette Torrent se souvient : « Quand mon père me demande de l’aider, j’étais prête. […] J’y pensais déjà depuis que j’avais entendu les bottes allemandes résonner dans Saint-Malo. » Malouine un jour, Malouine toujours. Et maline, qui plus est. Ce qui lui permet, avec son frais minois pour seule arme, de multiplier ces innombrables petites actions ayant aussi fait l’efficacité de cette résistance des humbles : transmission d’horaires de chemins de fer, du nombre de bateaux allemands à quai dans tel ou tel port ou de l’installation de régiments de blindés dans de discrètes campagnes.
Mais la valeur n’attend pas le nombre des années, tel qu’on le sait depuis Le Cid de Corneille, surtout quand vient s’y ajouter l’instinct du père : « Un œil sur ton indic, un œil sur ton environnement. Mais ta tête ne bouge pas, ce sont les yeux qui font le travail. » Un apprentissage qui entre vite, ce d’autant plus que notre héroïne en herbe se comporte en brave petit soldat : « Je faisais ce que j’avais à faire, sans poser de questions. C’était mon devoir. » Et sans attendre de médailles non plus, contrairement à tant d’autres prétendus résistants s’étant pressés, dès la Libération, pour se faire épingler la rosette au revers du veston.
Modeste, toujours, Josette Torrent se rappelle néanmoins avoir été dotée à la naissance d’une excellente mémoire. Ce qui rend possible ce périlleux exercice consistant à délivrer nombre de messages codés, en faisant semblant de répéter un simple exercice de mathématiques répété à voix haute dans un lieu public, afin que l’agent de liaison puisse en décoder les chiffres. Aujourd’hui que cette grande dame n’est plus tout à fait une jeune fille, mais persistant à aller d’école en école, pour narrer son passé à nos enfants, elle s’amuse souvent des questions qu’on lui pose concernant cette mémoire qu’elle avait alors presque infaillible : « Quand je raconte ça aux élèves d’aujourd’hui, ils me demandent pourquoi je n’utilisais pas mon téléphone. Je leur explique que nous n’avions qu’un crayon, du papier et notre tête. Et ils me regardent toujours avec un drôle d’air. » Les temps changent. Mais pas Josette Torrent.
Libération
En revanche, là où tout se bouscule dans sa vie, c’est quand ce père aimé part en déportation et n’en revient pas. Dénoncé le 2 mars 1944 par on ne sait qui, mais envoyé là où on ne savait que trop bien que la mort l’y attendît. Ce qui n’empêche pas sa fille – qui a mis des décennies à se remettre de sa disparition –, d’avoir longtemps pensé qu’il avait pu échapper à son funeste destin : « Il n’avait peur de rien. Il allait forcément trouver un moyen de s’en sortir. » Longtemps, elle attendit, avant de se résoudre à la triste évidence, en 1993, lorsqu’apprenant que son père, officiellement porté « disparu », n’est plus. Pour de bon.
La froideur administrative étant ce qu’elle est, la mention le tenant pour « martyr de la Résistance », aurait été biffée de sa plaque commémorative. Un peu comme s’il était mort deux fois. Depuis, Josette Torrent a été décorée de la Légion d’honneur en 2010, après avoir été distinguée à quatorze reprises. Elle demeure néanmoins assez sceptique sur ce que la construction européenne est train de devenir : « C’est très bien de faire ami-ami avec l’Allemagne. Mais moi, je ne pourrais jamais pardonner à ceux qui ont assassiné mon père. C’est impossible. » Pire, lorsqu’elle s’en va faire ses courses, les fantômes du passé reviennent encore la hanter : « Au supermarché, quand j’entends des touristes allemands, j’ai encore la chair de poule… » Mais il faut bien que la vie reprenne ses droits. En ce sens, la publication de ces mémoires a fini par libérer Josette Torrent, près de quatre-vingts ans après celle de la France : « Ça m’a un peu libérée, moi aussi… » Et le tout dans un grand éclat de rire communicatif. Sacrée bonne femme !
Nicolas Gauthier
À lire…
J’avais douze ans et j’étais résistante, par Josette Torrent, Olivier Montégut et Johanna Cinvinatis, éd. HarperCollins.
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