- S’interdire l’objet de l’addiction pour s’assurer de ne pas reproduire un schéma familial
- Quand la dépendance s’invite à la maison, les traumatismes prennent racine
- Peut-on "hériter" d’une addiction ?
- Trouver des alternatives, pour ne jamais prendre le risque d’être tenté
- Être trop dans le contrôle peut mener à la dépendance
- Comment se défaire d’une peur nourrie dès l’enfance ?
« Ah mais tu ne bois pas ? ». Cette question au ton intrigué, parfois presque choqué, je l’ai entendue des dizaines de fois.
Afterwork avec de nouveaux collègues, fêtes étudiantes, dîners… Alors que toute l’assemblée commande bière, shots ou verre de champagne, je demande timidement un diabolo fraise.
Certains ne remarquent pas, d’autres me lancent un coup d’œil interrogateur, puis une minorité peu gênée questionne : « bah, pourquoi ? ». Pendant longtemps, je répondais que je n’aimais pas le goût de l’alcool (ce qui est vrai), mais aujourd’hui, je réponds généralement de but en blanc : « parce que mon père était alcoolique« .
Cet homme absent, qui, de par sa dépendance me permet de clouer le bec aux plus curieux, m’a laissé peu de souvenirs, mais un fardeau : celui d’une addiction que j’ai longtemps eu peur de faire mienne.
S’interdire l’objet de l’addiction pour s’assurer de ne pas reproduire un schéma familial
Et pour ne pas finir comme lui, j’ai longtemps évité l’alcool et parfois même les événements où boire est presque socialement obligatoire.
« On pense que si l’on s’interdit l’objet de la dépendance, on ne fera jamais de mal, à soi et aux autres. Mais cela peut créer un isolement. Par exemple, l’alcool est presque une addiction sociale, les gens n’y voient pas quelque chose de dangereux”, avance Anne-Sophie Chéron, psychologue.
On pense que si l’on s’interdit l’objet de la dépendance, on ne fera jamais de mal, à soi et aux autres.
Tom* a grandi avec un père accro aux paris. « Je pense qu’il l’est toujours aujourd’hui, mais je ne le vois plus », confie-t-il.
Enfant, il pense que son papa est en déplacement alors qu’il est « en virée jeux avec ses amis ». « C’était principalement des grosses sommes jouées au PMU et aussi parfois au poker« , raconte le jeune homme.
Quand la dépendance s’invite à la maison, les traumatismes prennent racine
Une vingtaine d’années plus tard, Tom ne « peut pas » entendre parler de jeux d’argent. « J’ai vu le mal qu’ils ont fait à ma famille. Mon père nous a mis dans des situations parfois dangereuses, parce qu’il pariait de l’argent qu’il n’avait pas, avec des personnes qui ne rigolaient pas », livre-t-il.
Il explique ressentir des « bouffées d’angoisse » quand ses amis parlent de miser sur telle ou telle équipe avant un match de football.
« Les applis de paris sportifs se sont généralisées et c’est très triggering [cela peut lui causer une forte réaction émotionnelle, ndlr] pour moi. Les pubs partout aux moments de grosses compétitions sont difficiles à supporter parce que je sais les répercussions que cela peut avoir sur la vie des gens. Moi, je n’y touche pas, j’ai trop peur de tomber dans l’addiction qui a détruit ma famille”.
Une mécanique d’auto-protection que Mathilde Auclain, psychologue clinicienne en addictologie officiant au CSAPA de Trappes, décortique.
On a longtemps laissé de côté les entourages et notamment les enfants.
« C’est assez compréhensible parce qu’il y a encore quelques années, se faire soigner pour une addiction ce n’était ni bien vu, ni considéré. Encore aujourd’hui, l’addiction est vue comme une tare, un vice, un manque de volonté et de motivation. Mais à l’époque, on n’avait pas autant de thérapies et d’outils. Surtout, on a longtemps laissé de côté les entourages et notamment les enfants. Pourtant, ils sont très blessés, traumatisés par ces comportements, qui parfois créent des biais de rupture ».
Et à Anne-Sophie Chéron d’enchérir, « le fait d’être en contre-modèle, c’est aussi mauvais que d’être dans le modèle. Ça montre que le trauma n’est pas dépassé, qu’on en veut toujours à la personne ».
Peut-on « hériter » d’une addiction ?
Mais si cette peur de perpétuer une addiction est légitime, psychiquement parlant, cette crainte est-elle biologiquement fondée ?
« Il y a des paramètres qui fragilisent ou qui rendent plus sensible au développement d’une addiction, notamment quand on a vécu avec une personne qui a été dans un abus ou dans une dépendance. Pour autant, ce ne sont ‘que’ des facteurs de risque, donc il n’y a pas de fatalité, ni de déterminisme”, nuance Mathilde Auclain.
Selon la spécialiste, ce n’est pas « parce que le produit est dangereux et addictif » ou « parce qu’il y a un historique familial », que le chemin est déjà tracé pour la descendance.
« C’est aussi l’environnement, la capacité de régulation émotionnelle, la confiance en ses ressources, la présence des proches contenant, soutenant… Ce sont plusieurs facteurs qui vont créer un environnement de protection et pas de vulnérabilité », précise la psychologue spécialisée en addictologie.
Alors, elle recommande de « ne pas se mettre de pression, mais de rester attentif, comme on surveillerait son alimentation ou son sommeil”.
Trouver des alternatives, pour ne jamais prendre le risque d’être tenté
« Mon psy m’a dit qu’on pouvait très bien être dans la mesure, même si on n’a pas eu de modèle pour nous le prouver. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire », témoigne Marine*. Elle aussi s’est « enfermée » dans un schéma d’interdictions.
« Ma mère a longtemps été dépendante aux médicaments à base de codéine. C’était seulement elle et moi à la maison et je devais souvent ramasser ses pots cassés », se remémore la jeune femme.
J’attends d’avoir très mal pour prendre un Doliprane ou un Spasfon en dernier recours.
Aujourd’hui, leur relation est « fragile », mais sa maman n’est plus en proie aux médicaments – qu’elle a commencé à prendre à cause de crises de migraine, apparues après sa grossesse.
“Les médicaments ont un statut particulier parce que ce sont des produits qui, à la base, sont faits pour soigner et qui sont détournés de leur usage”, réagit Mathilde Auclain.
Alors, Marine a appris à trouver des « alternatives » quand elle est malade. « C’est surtout pour les médicaments avec des risques de dépendance, mais j’attends d’avoir très mal pour prendre un Doliprane ou un Spasfon en dernier recours. Je me suis beaucoup tournée vers les médecines douces pour compenser », explicite-t-elle.
Être trop dans le contrôle peut mener à la dépendance
Alors que Marine a grandi dans l’idée que « les médicaments étaient le problème », j’ai, moi aussi, très vite catégorisé l’alcool comme mon ennemi numéro un.
Pour Tom, l’histoire est un peu différente. La connotation négative du jeu a été nourrie par ses proches, eux aussi marqués. Alors que son père a « disparu plusieurs années », sa famille a cultivé son souvenir en usant de son addiction.
« Une année, j’ai gagné une pochette de tickets à gratter à la tombola du collège. Ma grand-mère s’est énervée pour que je la jette, quand je suis rentré. Je ne l’avais jamais vue comme ça », se souvient-il.
Parfois, la pression est corrélée au risque de consommer pour se calmer.
« Grandir avec l’image du ‘on ne boit pas / on ne fume pas parce que ton père y est addict ou parce qu’il est mort de ça’, fait porter un poids assez lourd sur les enfants, parce que ça amène une fatalité. C’est une interdiction qui est posée au détriment du développement d’une capacité à faire attention à soi, à se poser des limites« , détaille Mathilde Auclain.
D’autant que se construire en diabolisant un produit précis n’est pas la garantie que la dépendance ne nous frappera pas. « Et cela peut être imputable aux facteurs génétiques identifiés, mais aussi à ces barrières qui génèrent du stress, de l’angoisse, du pessimisme.. Tout un tas d’affects assez désagréables qui créent une certaine pression. Parfois, la pression est corrélée au risque de consommer pour se calmer », ajoute-t-elle.
Et si ce n’est pas la dépendance de son parent qui est perpétuée, une autre peut se développer. « Je fume beaucoup [de cannabis, ndlr] pour calmer mon stress, mais ce n’est pas pareil », se défend par exemple Tom.
Comment se défaire d’une peur nourrie dès l’enfance ?
Si le jeune homme nous confie être « dans une impasse », car il n’ose pas en parler autour de lui, Marine a appris à « vivre avec », notamment grâce à l’accompagnement de son psychologue.
Mathilde Auclain souligne que l’accompagnement, qu’importe sa nature, reste primordial. « C’est important d’en parler en famille, même à la personne qui est addicte elle-même. Elle n’est pas forcément défaillante ou maltraitante. On peut aussi se faire aider par des professionnels de santé et des groupes de parole. Spécifiquement les groupes Alateen, une sous-branche des alcooliques anonymes, dédiée aux enfants et adolescents de parents alcoolodépendants. C’est aussi possible de se faire accompagner en famille », liste-t-elle.
De mon côté, les années m’ont aussi aidée à prendre conscience de certaines choses. Petit à petit, la raison a pris le pas sur la peur. Alors que je n’ai rien pris (ou appris) de la personne porteuse de l’addiction, j’ai réalisé que sa dépendance ne pouvait finalement pas planer au-dessus de moi. Alors, je ne bois toujours pas (ou très peu), mais aujourd’hui ce n’est (presque) plus qu’une question de goût.
Et si un jour l’addiction vient frapper à ma porte, je sais que je ne répéterai pas automatiquement le schéma que j’ai connu. « Nous sommes des êtres individuels, singuliers et responsables de nous-même, on peut se faire aider et ça, indépendamment de notre histoire familiale« , rassure finalement la psychologue.
- Comment grandir avec des parents abusifs ?
- Comment pardonner à un membre de sa famille ?
* Les prénoms ont été modifiés
Source: Lire L’Article Complet