- Attention à la diabolisation de l’alimentation
- Une tendance du “tout sain” qui nous prive du plaisir alimentaire
- Un trouble du comportement alimentaire qui ne dit pas son nom
- Diabète, obésité, maladies inflammatoires : quand la médicalisation de l’alimentation est nécessaire
- Surdosage en compléments alimentaires et comportements compensatoires
- L’influence des réseaux sur la médicalisation de l’alimentation
- Une prise de conscience difficile mais nécessaire
- Réapprendre à écouter nos sensations et à se faire plaisir
Adieu régalades, petits plaisirs, gueuletons en famille ou entre amis. Dans le monde rigoureux du manger propre, priorité au calibrage de l’assiette avec des végétaux antioxydants, des huiles riches en Oméga 3, des feuilles vert foncé riche en folates, des sources de protéines qui limitent l’inflammation.
Spécialiste en alimentation intuitive, Noémie Combremont note une dérive des logiques contrôlantes en matière de nutrition, et ce, depuis une dizaine d’années : « L’obsession du bien manger prend toujours plus de place dans le discours médiatique ambiant qui stigmatise des groupes alimentaires par phases successives », constate l’auteure de Je me mets à l’alimentation intuitive (Éd. Larousse).
Attention à la diabolisation de l’alimentation
Sans sel, sucre, viande, gluten, produits laitiers, 0%, céréales raffinées… Manger sainement encourage l’exclusion de certains produits, à commencer par ceux qui sont dénaturés à outrance. Certaines personnes prennent ces injonctions au pied de la lettre et entrent en nutrition comme en religion, excommuniant une, voire plusieurs familles d’aliments.
Conséquence sur la santé ? Des risques de malnutrition, particulièrement chez les personnes qui font des jeûnes (même les intermittents) sans y être bien préparées ou qui éliminent de leurs menus des familles majeures comme les protéines, les glucides, les lipides.
« Sont stigmatisés aussi les aliments industriels – cookies, chips, nuggets et autres junk food … Or, ils sont omniprésents dans nos champs de visions quotidiens. Les fuir peut créer des frustrations et, par ricochet, des réactions inverses, avec une appétence pour les produits diabolisés que l’on mangera en excès, par crise », prévient Noémie Combremont.
« Tout est question de mesure : certes, manger uniquement des plats préparés ou industriels, peut affaiblir le corps. Les consommer une fois de temps en temps n’est franchement pas un drame », relativise l’experte. « On peut s’intéresser à ce que l’on mange, cuisiner des aliments vivants, de qualité, de manière savoureuse, sans rien s’interdire ».
Une tendance du “tout sain” qui nous prive du plaisir alimentaire
D’autant que quand l’alimentation devient source d’autant de surveillance, le plaisir, essentiel à un rapport sain à la nourriture, est éliminé de nos assiettes.
“Dans le contexte de médicalisation, le plaisir est nié en raison d’une nutritionnalisation excessive des modes d’alimentation s’illustrant à la fois dans les discours sur les régimes et le contrôle et dans les pratiques des mangeurs”, confirme Anne Dupuy, dans son article “Thématisation du plaisir alimentaire et visée utilitariste”, publié dans la revue Sociologie et société en 2014.
Un plaisir qui découle pourtant d’un mécanisme cérébral bien précis. “La libération de dopamine au niveau du circuit neuronal dit ‘de la récompense’ est un mécanisme clé dans le plaisir associé à la nourriture”, rappelle Le Point.
Un système rodé qui, chez la plupart d’entre nous, se régule seul (et qui n’a donc nul besoin d’être contré par une surveillance accrue du contenu de nos fourchettes) . “Cette balance entre plaisir et déplaisir va cadencer la manière dont nous construisons notre acte alimentaire”, précise le Journal du CRNS.
“En fonction de nos sens, la vue, le goût, l’odorat, nous allons plus ou moins arrêter de manger. Si au début nous entamons notre repas par plaisir, cette sensation hédonique n’est pas durable. On pose alors notre fourchette, ou l’on passe de l’entrée au plat principal”, y explicite Moustafa Bensafi, directeur de recherche au CNRS, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Un trouble du comportement alimentaire qui ne dit pas son nom
De la sélection à l’obsession, la ligne est ténue, estiment les pros. Consacrer plus de trois heures par jour à réfléchir à son régime alimentaire, planifier ses menus plusieurs jours à l’avance, sacrifier la qualité de vie au profit de la qualité de l’assiette, et surtout faire passer la valeur nutritionnelle des repas avant le plaisir de manger… Le médecin américain Steven Bratman, qui a employé le terme d’orthorexie (obsession de manger sain) pour la première fois en 1997, a mis au point un test parlant pour détecter ce que certains psys considèrent comme une pathologie à part entière.
« En matière de troubles du comportement alimentaire – TCA, on pense surtout aux grands classiques que sont la boulimie, l’anorexie ou l’hyperphagie ; on commence tout juste à entendre parler de l’orthorexie », observe Christèle Albaret, psychosociologue et fondatrice de la Clinique E-Santé.
Selon l’auteure de Quand la nourriture vous manipule. 7 étapes pour dire stop à la faim émotionnelle (Éd. Larousse), ce trouble se caractérise, entre autres, par un besoin d’analyser constamment la composition des aliments pour ne manger que ce que l’on juge bon pour le corps.
Un besoin qui peut être aujourd’hui encouragé par l’émergence du nutri-score, un système d’étiquetage nutritionnel à l’avant des emballages, mis en place par Santé Publique France en 2017. Si nous pouvons être tenté par l’idée de seulement consommer des produits classés A ou B, cette notation est décriée par certains professionnels de santé.
“Il s’appuie sur l’idée que si un produit est sucré, gras et riche en sel, il est nocif. Mais certains aliments, comme les huiles, sont importants pour apporter certains nutriments indispensables. Le risque est donc que certains aliments soient vus comme négatifs, alors qu’indispensables pour notre santé”, alertait ainsi Stanislas Trolonge, diététicien nutritionniste auprès de Ouest-France, en 2021.
Diabète, obésité, maladies inflammatoires : quand la médicalisation de l’alimentation est nécessaire
Outre le nutri-score et autres outils du type applications qui notent la qualité nutritionnelle des aliments, cette tendance à “prévenir” d’éventuelles pathologies initiées par une alimentation de mauvaise qualité inquiète.
D’une part parce qu’elle peut dérégler notre alimentation et/ou notre rapport à la nourriture, alors que nous n’avons pas de “raisons” de drastiquement modifier le contenu de notre assiette. Mais aussi parce que cette médicalisation reste nécessaire pour celles et ceux atteints de pathologies précises, et qu’il ne convient pas de pointer du doigt.
Dans le cadre d’un diabète (ou d’un pré-diabète), ou d’une obésité, une alimentation adaptée (mise en place avec un.e professionel.le de santé) et donc, médicalisée, est nécessaire au maintien en bonne santé de la personne.
Pour d’autres pathologies, des ajustements peuvent également être salvateurs. Dans un article consacré au pic de glycémie, Alexandra Murcier, diététicienne-nutritionniste nous expliquait que limiter ces fluctuations en embrassant de nouveaux réflexes alimentaires pouvait changer la donne (notamment au niveau des douleurs).
“Ces pics sont à l’origine d’inflammations et fatiguent notre corps. S’en débarrasser aidera donc les pathologies telle l’endométriose pour lesquelles les spécialistes recommandent souvent d’adopter un régime anti-inflammatoire. Et dans les cas de syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), c’est aussi un paramètre a également prendre en compte, puisque le dérèglement hormonal cause souvent des problèmes de régulation d’insuline”, développait-elle.
Surdosage en compléments alimentaires et comportements compensatoires
Mais dans les cas d’orthorexie (mais aussi plus largement à cause de l’hypermédicalisation de l’alimentation), une autre dérive apparaît : l’abus des compléments alimentaires. « C’est particulièrement criant chez les patients qui viennent du monde du sport », constate Christèle Albaret.
Or, « le surdosage en nutriments crée de l’oxydation », précise Nicole Tripier. Sans parler des dérèglements métaboliques potentiels quand on se complémente alors que l’on n’en a pas besoin. La naturopathe invite à consulter un professionnel en nutrithérapie pour mettre à jour les carences avant de se jeter sur les gélules.
« Plus l’alimentation est variée, moins vous avez de chance d’être carencé », confirme le médecin Serge Rafal, auteur de Je prends soin de mon côlon (Éd. Leduc).
« Il ne peut qu’apparaître dans les conditions et les règles bien précises que le sujet s’est auto-imposées. En ce sens, les repas chez des amis ou au restaurant sont une source importante d’angoisse et sont généralement évités par l’orthorexique », décrit le psychologue clinicien et diététicien nutritionniste Alexandre Chapy dans la revue Cahiers de Nutrition et de Diététique (août 2020).
Selon l’expert, le fait de ne pas respecter ses propres règles créera une culpabilité qui entrainera un effet boomerang : soit un durcissement de ces dernières, soit la mise en place de comportements compensatoires (jeûne, detox, activités physiques intenses…).
L’influence des réseaux sur la médicalisation de l’alimentation
Ces pratiques répondent à une quête de propreté, voire de dignité du corps. « Les sujets partagent de fausses croyances concernant l’alimentation, ainsi qu’une croyance irrationnelle sur le potentiel curatif ou l’impact de l’alimentation sur la santé. Certains aliments sont presque investis d’un pouvoir magique de purification », poursuit Alexandre Chapy.
Une étude publiée en mai 2022 dans la revue brésilienne Saúde e Sociedade, souligne par ailleurs l’influence des réseaux sociaux sur le phénomène : ces derniers érigeraient alimentation et pratiques sportives comme levier de contrôle sur le corps, mais aussi comme moyen d’atteindre une certaine perfection.
« Ces personnes se comportent comme si l’alimentation avait un impact sur la qualité de leur être, qu’elle influencerait la confiance en soi, l’estime de soi », abonde Christèle Albaret. « En réalité, cela met surtout un pansement sur des blessures de vie – expériences douloureuses de rejet ou d’humiliation, trahison… « .
Pour la psycho-sociologue, les engrenages propres aux états d’addiction ne sont pas loin : peur de perdre le contrôle, envie irrépressible de consommer de telle façon et pas d’une autre, compulsions comportementales (lire l’étiquette de composition d’un produit, prendre un complément alimentaire, faire un jeûne intermittent), et tout cela malgré les conséquences sur la santé, la vie relationnelle, l’humeur, la motivation, le temps passé à effectuer des recherches sur la nutrition.
Enfin, question lancinante que la personne concernée devrait se poser : quel espace de liberté me reste-t-il ?
Une prise de conscience difficile mais nécessaire
D’après Christèle Albaret, très peu de patients consultent pour ce trouble. « Les gens viennent quand ils sont en danger, qu’ils n’ont plus le choix, ou parce que l’entourage les y pousse, quand il s’agit d’adolescents par exemple. Beaucoup n’ont pas conscience du vrai problème. Ils se plaignent surtout de problèmes relationnels, d’un entourage qui ne les comprend pas ; ils se sentent rejeté, incompris », relate la spécialiste.
« Ce type de trouble cache généralement un contexte de peur. La nourriture devient un objet contre-phobique, sur lequel le patient peut exercer le contrôle qu’il n’arrive pas à avoir ailleurs. Il faut travailler autour de la raison qui pousse à chercher le contrôle mais ce n’est pas toujours simple », décrypte la spécialiste.
Ses conseils : on ne peut changer que ce dont on a conscience. Si vous avez l’impression de vous retrouver dans ces signes, essayez déjà de les accepter comme des signaux d’alerte. « Demandez-vous si vous êtes ou non sous emprise de la nourriture. Faites le check-up de votre liberté alimentaire pour vous rendre compte où vous en êtes », indique-t-elle.
Autre exercice utile : lister les peurs qui se cachent derrière notre obsession du manger sain. Que se passerait-il si je mange de la junk food, si je ne prends plus mes vitamines, et caetera ? Prendre le temps de nommer ses peurs aide à découvrir le besoin à l’œuvre derrière chacune d’elle.
Réapprendre à écouter nos sensations et à se faire plaisir
Noémie Combremont encourage pour sa part à davantage s’ouvrir aux signaux physiologiques que le corps nous envoie, « comme lorsque nous étions enfants ». Le corps est capable de nous dire ce dont on a besoin, en quelle quantité, quand on a faim, quand on n’a plus faim. Nous avons simplement désappris à lire ces signaux.
Obsession, privation, diktat de la minceur ou régimes émoussent l’écoute de nos sensations alimentaires.
« Le stress joue aussi, tout comme l’habitude de faire plusieurs en même temps pendant le repas, ou les publicités qui vantent des aliments via un discours qui biaise nos envies réelles », dit-elle. Finalement, on fait de moins en moins confiance à nos sensations corporelles, qui sont pourtant bien là.
Notre meilleur guide : le plaisir de manger, primordial. « Nous ne devrions pas ingérer un aliment que le corps n’appelle pas. La curiosité alimentaire permet de tester, de s’ouvrir à de nouveaux goûts, mais une fois que l’’on sait ne pas aimer pas un aliment, il est essentiel de respecter cela. Écouter (vraiment) son corps est la clé pour faire de meilleurs choix. Cela s’apprend ».
- Pour "bien manger", écoutons notre corps
- La Méthode Meer, ou comment apprendre à manger sainement grâce à son cerveau ?
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